"L'ancien patron de la Sûreté de l'Etat doit s'expliquer ce mercredi devant la commission Kazakhgate sur les curieux agissements d'Armand De Decker" © Belga

Armand De Decker a utilisé la Sûreté pour défendre Chodiev

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Un rapport de la Sûreté de l’Etat de 2016 évoque une démarche très curieuse d’Armand De Decker (MR) : en mars 2011, il est intervenu auprès de la DCRI (services de renseignement français) pour l’inviter à collaborer avec la Sûreté belge dans le cadre du dossier Chodiev. Il y a là, pour le moins, un parfum de scandale et de sérieuses questions sur l’attitude du patron de la Sûreté de l’époque, Alain Winants, entendu ce mercredi par la commission Kazakhgate. Enquête Le Vif/L’Express et De Standaard.

Pour bien comprendre, reprenons depuis le début : février 2011, le désormais célèbre trio kazakh (Patokh Chodiev, Alijan Ibragimov et Alexandre Machkevitch) est poursuivi à Bruxelles, dans le cadre du dossier de corruption Tractebel, et veut à tout prix échapper à un procès public devant le tribunal correctionnel, car cela risque d’avoir des conséquences désastreuses pour leur business international. Ami de Chodiev, le président du Kazakhstan aurait alors demandé à l’Elysée de sortir le trio du bourbier judiciaire belge en échange d’un juteux contrat d’hélicoptères avec la France.

Claude Guéant, à l’époque secrétaire général de l’Elysée, aurait coordonné l’équipe chargée de sauver les Kazakhs. Une équipe dirigée par Jean-François Etienne des Rosaies, homme de l’ombre de Sarkozy alors président de la République, et Catherine Degoul, avocate niçoise habituée de l’Elysée, qui se sont adjoint les services d’Armand De Decker (MR), alors vice-président du Sénat de Belgique. On connaît la suite : le Parlement a voté, dans une incroyable précipitation, une loi élargissant la transaction pénale qui permettra in fine au trio de s’en tirer honorablement, moyennant le payement de plusieurs millions d’euros. Les circonstances de l’adoption inhabituelle de cette loi font actuellement l’objet d’une commission d’enquête parlementaire.

La fiche de « l’individu V »

En novembre dernier, Le Vif révélait le contenu étonnant d’un mail envoyé par Etienne des Rosaies, le 14 mars 2011, à un contact élyséen : « Le Président De Decker est venu déjeuner à Paris avec Claude Guéant. Il a remis de la part de la Sûreté d’Etat belge une fiche concernant l’individu V, souhaitant la collaboration de la DCRI ». Et des Rosaies de préciser : « Affaire en cours entre les deux services français et belge ».

Le déjeuner en question a eu lieu le 2 mars 2011, à l’Elysée, en pleine phase décisive pour les Kazakhs, juste après leur renvoi devant le tribunal correctionnel de Bruxelles et juste avant l’adoption de la nouvelle transaction pénale par la Chambre. La DCRI, Direction Centrale du Renseignement Intérieur, est le service de renseignement dépendant du ministère de l’Intérieur français à la tête duquel Guéant venait alors d’être nommé. L' »individu V » dont parle le mail est Eric Van De Weghe, un homme d’affaires et lobbyiste belge proche du fameux trio kazakh, auquel plusieurs services de renseignement se sont déjà intéressés.

A l’époque, Alijan Ibragimov ne souhaitait plus être défendu par Degoul et De Decker. Il avait approché l’avocate bruxelloise de Van De Weghe, Me Véronique Laurent, pour les remplacer. D’où l’agitation d’Armand De Decker à propos de « l’individu V ». Son objectif ? Convaincre l’Elysée, qui était à la manoeuvre pour sauver les Kazakhs, de faire pression sur Ibragimov afin que celui-ci renonce à l’avocate de Van De Weghe et reste dans le giron de l’équipe Degoul. Car un changement d’avocat pouvait non seulement mettre les manoeuvres de cette équipe en péril mais aussi lui faire perdre un paquet d’honoraires. Bref, c’était la panique.

A la porte des Renseignements français

De sources proches de la Sûreté, Le Vif et De Standaard ont également eu vent d’un rapport rédigé en 2016 par le service juridique de la Sûreté de l’Etat. Ce rapport évoque une démarche étonnante d’Armand De Decker auprès des services de renseignement français. De quoi s’agit-il ?

Début mars 2011, à peu près au même moment que le déjeuner avec Guéant signalé par des Rosaies dans son mail du 14 mars 2011, De Decker se présente comme vice-président du Sénat et président de la commission parlementaire de suivi des services de renseignement, chez le tout nouveau Coordonnateur du renseignement de l’Elysée, Ange Mancini. Ce dernier est un proche de Nicolas Sarkozy et un ami intime de Claude Guéant. Selon le rapport de la Sûreté, De Decker aurait fait passer à Mancini le message selon lequel la Sûreté belge souhaitait collaborer avec la DCRI sur le cas Van De Weghe.

Le message a été visiblement bien reçu, puisque le Coordinateur a donné injonction à la DCRI d’entreprendre une collaboration avec les Belges à ce sujet. Les agents français ont pris contact avec la Sûreté de l’Etat. Mais l’échange entre les deux services semble n’avoir rien donné. Le service d’analyse de la Sûreté s’est tout de même interrogé sur le caractère anormal de la démarche de De Decker auprès de la DCRI. Selon nos sources, un premier rapport été rédigé en 2012 : il souligne que l’intervention du vice-président du Sénat au nom de la Sûreté à propos de Van De Weghe est constitutive d’un conflit d’intérêts flagrant.

Mais ce rapport-là est resté lettre morte. Rien n’a été entrepris par la Sûreté, alors dirigée par Alain Winants, pour dénoncer ces faits à la justice. Il faudra attendre 2016, soit plus d’un an après le départ de Winants, pour que le service d’analyse relance le service juridique de la Sûreté qui s’interrogera enfin sur les suites à donner à cette affaire embarrassante. Ce rapport de 2016, dont nous avons eu écho, relève qu’Armand De Decker n’était absolument pas habilité à aller frapper à la porte de la DCRI à Paris. Il n’en avait ni le mandat ni la compétence. Notons qu’en 2011, De Decker ne présidait même plus la commission de suivi des services de renseignement… Et, surtout, il était déjà l’avocat de Patokh Chodiev.

Dans sa note de 2016, le service juridique de la Sûreté arrive cependant à la conclusion qu’il ne dispose pas d’éléments suffisants pour dénoncer les faits à la Justice dans le cadre de l’article 29 du code d’instruction criminelle. Cet article oblige tout fonctionnaire à transmettre au procureur du roi une infraction qu’il aurait eu à constater, ce qui entraîne l’ouverture d’une enquête judiciaire. La Sûreté a néanmoins transmis ces éléments au Parquet de Bruxelles pour information, dans le cadre de son enquête sur De Decker et consorts ouverte en octobre 2014. On ne sait pas, à ce stade, ce que les enquêteurs judiciaires en ont fait.

Conclusions de tout cela ?

Il n’est pas certain qu’Armand De Decker a bien transmis une fiche de la Sûreté de l’Etat à Guéant sur un « individu V », comme l’a écrit Etienne des Rosaies dans son mail. En revanche, les rapports de la Sûreté que nous venons d’évoquer montrent, de manière quasi-certaine, qu’avec la complicité de l’Elysée, De Decker a bien sollicité la DCRI, en mars 2011, pour qu’elle collabore avec le service de renseignement belge à propos de Eric Van De Weghe, en s’arrogeant des compétences qu’il n’avait pas. La Sûreté a, en tout cas, bien été contactée par la DCRI dans ce but.

On sait aussi que le patron de la Sûreté d’alors, Alain Winants, aurait fermé les yeux sur l’initiative de De Decker, avec qui il entretenait par ailleurs de très bons rapports. Lorsque la suppression de la Sûreté a été évoquée en 2013, l’ancien sénateur libéral avait pris la défense de Winants en le décrivant comme un homme « stable et sérieux ». On se souvient aussi qu’Alain Winants a reçu la Légion d’Honneur par un décret du 13 juin… 2011. Faut-il y voir un lien ? En tout cas, lors de la remise de la décoration à l’ambassade de France en Belgique, en décembre de la même année, Armand De Decker était présent.

Enfin, rappelons – l’épisode figure dans un rapport annuel du Comité R – qu’Armand De Decker a perdu son GSM à Paris, en mars 2011, soit l’époque de son intervention auprès de la DCRI… Il avait alors demandé à la Sûreté de l’Etat de retrouver l’appareil. Du jamais vu de la part d’un parlementaire. Aux journalistes qui l’avaient interrogé en 2012 sur ces faits, De Decker s’était justifié en expliquant que son portable contenait énormément de numéros confidentiels de hautes personnalités. Aujourd’hui, on comprend mieux tout l’enjeu de cette perte de GSM. La Sûreté et son ancien patron Alain Winants ont obtempéré et tenté en vain de retrouver le portable. Winants est attendu, ce 19 avril, à la commission d’enquête parlementaire Kazakhgate pour s’expliquer sur tous ces éléments.

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