Archives: quand Antoinette Spaak témoignait des années d’Occupation

Dans une interview testament, Antoinette Spaak, 86 ans, raconte les années d’occupation, l’arrestation de sa mère par la Gestapo, les semaines de cache et l’attente du père. Un témoignage parmi d’autres, mais particulier : il est celui de la fille d’une figure de la résistance belge à Londres.

Cette interview d’Antoinette Spaak a été réalisée en 2014. Elle avait alors 86 ans.

Antoinette Spaak a 12 ans quand éclate la Seconde Guerre mondiale. Dès l’été 1940, son père, Paul-Henri Spaak, alors ministre socialiste des Affaires étrangères, s’exile outre-Manche avec le Premier ministre Hubert Pierlot. La fillette, ainsi que Marguerite, sa mère, Marie, sa soeur aînée, et Fernand, le grand frère tant admiré (qui n’allait pas tarder à partir lui aussi), restent en Belgique. Car, à ce moment-là, Paul-Henri Spaak imagine encore que son séjour à Londres ne durera que quelques semaines. Triste erreur de jugement : son exil va se prolonger quatre années. Quatre longues années d’inquiétude et de séparation, durant lesquelles les femmes Spaak, seules, vivent sous l’occupant. Quand Paul-Henri Spaak rentre enfin en Belgique, Antoinette a 16 ans. Aujourd’hui âgée de 86 ans, elle garde de son père un souvenir  » joyeux « . Mais elle n’a cessé d’admirer sa mère :  » Je suis stupéfaite de voir comment elle nous a protégées sans jamais montrer qu’elle avait peur. C’est le grand personnage de ma vie.  »

A Bruxelles, sous l’Occupation, comment se passe votre quotidien ?

Antoinette Spaak : Ma mère, ma soeur aînée et moi habitions au 4e étage d’un immeuble à appartements, à deux pas de la chaussée de Charleroi. Ma grand-mère occupait le 3e. J’ai vécu cette période dans une atmosphère très familiale. On vivait en vase clos, mais dans une grande solidarité : il y avait des amies de ma mère, des amis de mon père, les militants socialistes, les cordonniers qui nous faisaient des souliers.

Mais durant quatre ans, vous êtes séparée de votre père, Paul-Henri Spaak…

Dans mes insomnies, je me demande encore comment nous en sommes sorties vivantes. Parce qu’enfin, ma mère était la femme d’un ministre réfugié à Londres et nous, ses enfants ! Et puis, il y avait ma tante, Suzanne Spaak, qu’on appelait Suzette. Elle était membre de l’Orchestre rouge (NDLR : réseau d’espionnage soviétique antiallemand). Totalement cernée par les Allemands à Paris, elle est venue se réfugier en Belgique. Résultat : toute la famille a été arrêtée par la Gestapo. Ma soeur et moi avons été relâchées le soir même. Pas ma mère. Elle est restée en prison un mois… Ce soir-là, en sortant des bureaux de la Gestapo, ma soeur et moi avons alors rencontré un cousin germain de mon père.  » D’où sortez-vous ?  » nous demande-t-il.  » De la Gestapo  » : ni une, ni deux, il nous a saluées et est parti. Nous n’étions que deux toutes jeunes filles et nous avions besoin d’être réconfortées… Aujourd’hui, je me dis encore que c’est un miracle ! Car, ce jour-là, nous aurions pu être envoyées à Auschwitz. Ma tante est morte, torturée dans sa cellule, puis fusillée…

Avez-vous eu peur, craint pour votre vie ?

Non, je n’étais pas morte de peur. Quand on vit avec sa mère qui n’a pas peur, qui vous montre qu’elle n’a pas peur, c’est comme ça, on n’a pas peur. C’était une femme hors de l’ordinaire, ma mère ! C’est étonnant, quand même, ce sentiment de sécurité qui, somme toute, était tout à fait fou… Ma mère n’était pas plus en sécurité que d’autres. D’ailleurs, elle n’était pas toujours consciente du danger. Hors de la maison et de l’école, l’espace était dangereux, de plus en plus dangereux. Lors d’une commémoration de 14-18, ma mère nous a envoyé manifester, ma soeur et moi. Nous étions là, des gosses face à des soldats allemands, criant  » Vive l’Angleterre !  » et chantant God save the King.

Avez-vous souffert de privations, de la faim ?

Nous n’avons jamais eu faim. Bien sûr, nous avions du pain tout noir, immangeable et le beurre était rationné, par exemple. Nous faisions aussi appel au marché noir. A l’école non plus, nous n’avons jamais eu faim. J’allais au lycée de Saint-Gilles, fréquenté par la petite et la grande bourgeoisie. Mais ma grande amie était la fille d’un facteur. J’allais goûter chez elle. Toute sa famille vivait dans la cuisine, pour profiter de la chaleur du four. Et moi, je trouvais ça fantastique. Je trouvais que c’était bien plus confortable chez elle que chez nous !

Durant l’exil de votre père, vous n’avez eu aucun contact avec lui ?

Non. A la radio, nous écoutions les nouvelles anglaises et ma mère était prévenue, sans doute par des hommes politiques restés en Belgique, des interventions radiophoniques de notre père. On l’écoutait, on entendait sa voix. Et puis, j’avais un oncle formidablement intelligent, le frère de ma mère. Il a tout de suite affirmé que les Américains ne toléreraient jamais le débarquement allemand en Angleterre, parce qu’il créerait un déséquilibre géostratégique. Il était sûr que les Américains interviendraient, qu’ils gagneraient la guerre, mais que cela prendrait du temps. J’ai donc vécu avec cette certitude. J’avais tellement envie de retrouver mon père. Et j’ai résisté, à ma façon. Dans les trams, je tournais le dos aux soldats allemands. Je me montrais extrêmement désagréable envers eux. Figurez-vous que j’ai même un remords. C’était l’hiver et je ne portais pas de gants. Un Allemand me dit alors  » Vous devez avoir froid « . Il était vraiment gentil, bavardant avec moi de ses propres enfants… Je lui ai tourné le dos, sans même lui adresser un mot.

Pour votre père, l’éloignement a dû également être pénible.

Pour lui, cela a été une inquiétude mortelle. A un moment, il a souhaité nous faire gagner l’Angleterre, avec les Gutt (NDLR : la famille de Camille Gutt, ministre des Finances exilé à Londres). Il a dû abandonner l’idée, car c’était bien trop risqué pour une femme seule et ses deux enfants de franchir les Pyrénées.

Votre vie a tout de même été menacée et vous la devez… à l’épouse d’un rexiste.

A la fin de la guerre, après le Débarquement, en août 1944, ma mère reçoit un coup de téléphone. C’était la femme d’un rexiste bien connu sur la place qui l’avertissait qu’un commando venait la tuer ainsi que ses deux filles. Elle lui dit de quitter le plus vite possible son appartement. Une minute plus tard, le téléphone sonne à nouveau. C’est toujours cette femme qui la supplie :  » Croyez-moi, je vous en prie. Le commando est en route.  » On est parties, avec rien, rien du tout. Nous nous sommes cachées dans le sous-sol d’une maison, à quelques rues de chez nous, sans doute chez une amie de ma mère. Nous n’en sommes plus sorties durant cinq semaines. Après la Libération, cette femme a rappelé ma mère pour lui annoncer que son mari avait été arrêté et qu’il allait être condamné à mort. Elle suppliait ma mère de venir témoigner en faveur de son mari. Ma mère a refusé mais elle s’est quand même rendue au tribunal pour raconter ce que cette femme avait fait pour nous. Et son mari a été fusillé.

Comment avez-vous vécu dans cette cache durant ces cinq semaines ?

Ma mère avait tout préparé ! Elle avait la clé du sous-sol, il y avait des provisions pour plusieurs jours et une radio. Nous faisions même de la corde à sauter pour nous maintenir en forme ! Ma grand-mère, une vieille dame qui venait à petits pas de la rue Saint-Bernard, et Lucien Fuss, alors directeur du quotidien Le Soir, venaient nous ravitailler. Lucien Fuss habitait à côté de chez nous et ma mère l’avait mis dans la confidence.

C’est de cette cache que vous avez vécu les premiers instants de la Libération ?

Du sous-sol, on a entendu un bruit de camions et des cris qui venaient de la chaussée de Charleroi. On a passé nos têtes par le vasistas et on a entendu parler anglais. On était vite dehors ! Ma mère, qui était toujours une très belle femme à 44 ans, a été hissée sur un char, comme on peut le voir sur les photos de la Libération. Ma soeur et moi trottinions derrière en criant :  » Maman, maman, attends-nous ! « . On l’a finalement retrouvée place Stéphanie.

Quand votre père et le gouvernement belge sont-ils rentrés de Londres ?

Quelques jours plus tard, le 8 septembre. Nous avons retrouvé notre père rue de la Loi, chez Hubert Pierlot. J’étais très excitée. La porte s’est ouverte et le gouvernement entier était là ! Mon père s’est avancé vers nous, mais le Premier ministre l’a arrêté dans son élan. Il voulait prononcer un discours. Ce fut un petit discours magnifique, mais qui a duré trente longues secondes. Puis, je me suis jetée sur lui. Le retour a été très difficile pour mes parents. Je me souviens du visage de ma mère, le lendemain : elle avait l’air triste, très triste. Ce qui me paraissait étrange et contraire à l’humeur de circonstance. Mes parents se sont montrés très pudiques. Durant la guerre, à Londres, mon père avait connu une femme. Elle avait pris beaucoup de place dans sa vie… Mais ma soeur et moi n’avons jamais rien vu.

Ce sont aussi des moments de joie intense !

Mon père a rapidement été pris dans des difficultés : son gouvernement n’était pas du tout populaire et les gens avaient faim. Il y a eu très vite la Question royale, qui allait occuper l’avant-scène politique : mon père menait la fronde contre le retour de Léopold III sur le trône. Il a aussi fallu installer correctement les Anglais et les Américains. Moi, j’allais servir des repas dans des mess anglais. Et, le soir, on sortait avec les officiers anglais et américains, uniquement des officiers, n’est-ce pas. Nos propres mères nous disaient  » Sortez, allez vous amuser « , alors qu’on ne les connaissait même pas ! Croyez-moi, il ne se passait rien : un officier venait me chercher, il m’emmenait au concert, au cinéma. Puis il me ramenait à la maison, deux bises sur les joues, et la semaine d’après, c’était un autre. C’était incroyable ! C’était une vie bizarre.

Vous étiez au coeur de l’Histoire : avez-vous fait des rencontres étonnantes ?

A partir de la régence, la famille entière a été très impliquée politiquement. Il n’y avait pas de vie mondaine durant ce temps. Mon père rentrait alors déjeuner et dîner tous les jours. Il nous racontait tout ce qui se passait. Nous avons aussi passé des week-ends avec le prince régent Charles, avec lequel on jouait au ping-pong. Grâce à mon père, on allait partout, ma soeur et moi. On nous appelait les  » deux filles Spaak « . Ainsi, quand le général de Gaulle est venu faire sa Joyeuse entrée : après le dîner diplomatique, l’ambassadeur de France nous a invitées à le rencontrer. J’ai le souvenir du général : écoutez, quand il s’est déplié, waouh, j’ai cru que cela ne finirait jamais ! Il avait des enfants d’à peu près notre âge, dont une fille handicapée mentale. Il a été si gentil avec nous, il s’est abaissé, s’est mis à notre hauteur. Quand de Gaulle est venu, les Bruxellois étaient fous de joie. Mais c’était un homme au caractère difficile, extrêmement hautain. A ses yeux, la petite Belgique, c’était la petite Belgique. Elle se rangeait de son côté, certes, mais chacun devait rester à sa place. Churchill aussi. Nous avons rencontré Winston Churchill. Pour les Bruxellois, c’était celui qui avait gagné la guerre. Quand il est arrivé à Bruxelles, c’était le délire. C’était déjà un vieux monsieur. Mon frère nous accompagnait aussi. Il était vêtu de son uniforme de sous-lieutenant de la Royal Navy, il était beau comme un astre. Quand il l’a vu, soudain, Churchill s’est mis à pleurer. Bon, après, on m’a dit qu’il pleurait très facilement et très souvent ! Il y a encore eu la venue d’Eisenhower. On passait d’un délire à l’autre.

Puis, c’est le choc : vous découvrez les images des camps d’extermination.

C’était le comble de l’horreur. J’ai le sentiment d’être passée du giron maternel et d’avoir été jetée brutalement au coeur des atrocités de l’Histoire. On ne savait rien. Rien ! En tout cas, nous, à Bruxelles, durant la guerre, nous ne savions rien. Très vite, dès janvier 1945, dans les journaux, nous avons découvert ces images effrayantes. J’ai été bouleversée, littéralement… Ces images, je les ai portées en moi toute ma vie… De très nombreuses personnes de ma génération ont été des militants convaincus et acharnés de l’Europe. Nous étions sûrs que seule l’Europe allait pouvoir empêcher la répétition de ces horreurs. Mais qui a imaginé cette Europe dès 1941 ? Une poignée d’hommes ! C’était la volonté d’un très petit nombre d’hommes, dont mon père. Si ce n’est pas une vision politique, je ne sais pas ce que c’est ! Parce que personne n’y croyait, n’en voulait. Je me souviens encore que lorsque mon père défendait l’idée européenne, son beau-frère, qui était brasseur à Alost, était déjà convaincu que l’Europe allait le ruiner. Mon père est devenu l’un des plus grands d’Europe !

Propos recueillis par Tristan Bourlard – Rédaction : Soraya Ghali

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