Carte blanche

Après la pluie, prendre soin de l’Autre et n’abandonner personne (carte blanche)

Pour ces sinistrés, il y a toute une série de questions évidentes qui nécessiteront une réponse sur le pourquoi ils ont été d’abord ignorés, invisibles, inexistants puis ensuite abandonnés.

L’été dernier une vague de chaleur emportait plus de 1400 personnes en Belgique. Cet été, c’est un excès d’eau exceptionnel qui fait des dizaines de victimes en Wallonie et des dégâts matériels immenses, jamais vus auparavant dans notre royaume. Il faudra attendre les expertises du secteur des assurances mais il semble déjà acquis que les pertes et préjudices économiques de cette crise se chiffreront à plusieurs milliards d’euros pour la seule Wallonie.

Le 13 juillet, je rentre de Paris. Je perdrai une heure de temps sur l’itinéraire prévu tant il pleut. Arrivé à la frontière belge, la radio nationale annonce qu’il va tomber entre 80 et 150 mm de pluie les 14 et 15 juillet. Sachant qu’il a bien plu durant ces derniers jours, je me tourne vers ma copilote et lui lance « ça va chier, c’est du délire… ». Elle s’étonne de mon inquiétude…

Alors, je lui explique que 150 mm de précipitations sur moins de 48 heures, c’est gigantesque car c’est l’équivalent de ce qui tombe en moyenne en Belgique durant les 62 jours de juillet et août. Que les sols sont déjà gorgés d’eau et que – dès lors – toute cette pluie ne va pas s’infiltrer mais bien ruisseler et rejoindre directement les cours d’eau ; que ceux-ci vont gonfler et de facto déborder. Je lui fais part aussi de mon exaspération car cela fait plus de trois décennies qu’en tant que climatologue, je me bats au quotidien pour que la question du changement climatique soit prise au sérieux par les décideurs politiques et économiques mais que l’inertie est de règle. Je lui dis aussi que le fait de bétonner toujours plus aggrave les inondations de même que cela met en péril la recharge des nappes aquifères et que malgré les avertissements répétés, cinq hectares de terres – essentiellement agricoles – ont été artifi

cialisées chaque jour en Wallonie au cours de ces trente dernières années. Et que cinq hectares, cela représente sept fois la pelouse du Standard. Et que bien conscientes de cela, les autorités wallonnes ont décidé un plan « Stop béton » à l’horizon 2050, dans trente ans, car – manifestement – il n’y a pas urgence…

Pour couronner le tout, je lui raconte qu’il y a une vingtaine d’années, une batterie de chercheurs universitaires a établi – pour le compte de la Région – une carte des zones inondables en Wallonie mais que certaines communes utilisent tous les moyens possibles pour que cette cartographie ne soit pas contraignante… Ainsi, la commune d’Aywaille s’est-elle encore opposée en justice à la nouvelle cartographie des zones soumises à l’aléa d’inondation en mai 2021… Il me plait d’ailleurs de placer cette anecdote : en mars 2013, le député-bourgmestre de cette sympathique bourgade, Philippe Dodrimont, annonçait à la presse qu' »Aywaille n’est pas inondable » suite à une victoire au Conseil d’Etat contre la cartographie wallonne des zones inondables. Et de développer son propos : « Cette annulation va nous permettre de relancer plusieurs dossiers » comme l’extension d’une crèche et la construction d’une maison de repos… en zone inondable, donc. Je lui dis que je vais d’ailleurs proposer à mes étudiants de faire une cartographie des nouvelles constructions en zone inondable au cours de ces vingt dernières années en Wallonie.

Une fois rentré à mon domicile, je regarde le JT de la RTBF. On n’y mentionne même pas le risque d’inondation dans les titres. Je crois rêver. Tout de même, à la douzième minute, « Il y a encore un risque d’inondation » dit la présentatrice. On y parle d’alerte orange sur les provinces de Namur, Luxembourg et Liège ; que cette pluie continue risque de faire monter le niveau de certains cours d’eau et que tout le monde est prêt à toute éventualité. Le reportage dure exactement 85 secondes et n’est pas très alarmiste. Quant au site « InfoCrue » du Service public de Wallonie, le 13 juillet à 20h00, il indique que tout est normal. Certes, il y a un avertissement indiqué entre parenthèses, mais ce n’est vraiment pas clair… Je téléphone à quelques collègues, tous se disent préoccupés.

La suite, on la connait. Dans de très nombreux bassins versants, des records absolus de débits ont été enregistrés, des maisons ont disparu, des dizaines de milliers de véhicules ont été submergés ou emportés par les eaux, les dégâts aux infrastructures sont invraisemblables, des dizaines de personnes manquent à l’appel et on ne compte plus les dizaines de milliers de personnes sinistrées – parfois sans logement – et profondément marquées psychologiquement par ce qu’elles ont vécu (comme, par exemple, rester près de 48 heures au premier étage de leur habitation avec l’eau qui continue de monter et le vacarme incessant des eaux en furie). Au moment où j’écris ces lignes (mardi 20 juillet, jour de deuil national, 19h00), je vais à la rencontre de sinistrés qui n’ont toujours pas vu la police, ni les pompiers, ni la protection civile, ni l’armée. Ils n’ont vu personne pour leur venir en aide. Ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leur capital social. Ils ont tout perdu et ont été pillés deux soirs de suite de ce qui pouvait encore l’être. Ils ont un sentiment très fort, celui de l’abandon. L’abandon de tous ceux qui – dans un Etat comme le nôtre – devraient les protéger et leur venir en aide, de même que l’abandon de ceux qu’ils paient depuis des années pour un service en cas de sinistre : les assureurs. Ces derniers leur racontent qu’il faut tout laisser en place en attendant la venue d’un expert. A défaut, de prendre des photos de tout et de bien garder les factures du matériel perdu… Absurde réponse quand votre habitation s’est retrouvée sous 2,5 mètres d’eau et que tout a été détruit et emporté !

Mais, surtout, les sinistrés regrettent de ne pas avoir été alertés de ce risque d’inondation. Ils ne comprennent pas. Comment est-ce possible, disent-ils, qu’en 2021, avec tous les moyens technologiques, tous les satellites, tous les modèles prévisionnels, tous les ordinateurs surpuissants et alors que certains font des cumulets en apesanteur dans l’espace, de ne pas prévoir qu’un cours d’eau va déborder ? Une sinistrée, le regard hagard, se pose la question : « si sur la Vesdre, Eupen a été inondée comme jamais, puis Verviers, comment ceux qui ont ces informations n’anticipent pas le fait que nous allons être inondés à notre tour puisque toute cette eau va inévitablement nous arriver ensuite… Pourquoi ne nous a-t-on rien dit ?« 

Clairement, pour ces sinistrés, il y a toute une série de questions évidentes qui nécessiteront une réponse sur le pourquoi ils ont été d’abord ignorés, invisibles, inexistants puis ensuite abandonnés.

Tout d’abord, ces personnes qui ont tout perdu devront comprendre pourquoi l’alerte de l’Agence européenne (European Flood Agency System) envoyée à la Belgique dès le samedi 10 juillet concernant le risque d’inondations extrêmes sur l’est de la Belgique n’a pas été prise en compte par les autorités compétentes. Cette alerte enjoignait les autorités à prendre toutes les mesures pour mettre en sécurité les populations exposées des bassins concernés. Les autorités belges n’en ont manifestement pas tenu compte. Pourtant, entre le 10 et le 14 juillet, pas moins de 25 alertes de plus en plus précises ont été transmises aux autorités tant régionales que fédérales.

Ensuite, il y a tous les autres dysfonctionnements (ces petites perturbations qui ont de grandes conséquences dans un contexte d’impréparation) pour lesquels il faudra absolument faire la lumière pour qu’on en retire des enseignements et que cela ne se reproduise plus.

Et de facto arrivera sur la table la question des sous-effectifs et du sous-investissement dans les forces de police, chez les pompiers, à la protection civile, dans les administrations communales, provinciales et régionales qui, toutes, souffrent des mesures d’austérité drastiques depuis de nombreuses années. Un processus qui s’est accéléré après la crise financière de 2008. Toutes ces structures sont de plus en plus fragiles et un événement dramatique tel que celui que nous vivons actuellement devrait être un électrochoc pour un changement de cap radical de manière à ce que ces personnes puissent faire leur travail dans des conditions décentes au quotidien et sauver des vies dans des situations de crise. Le système s’effondre. Il est urgent de réinvestir les services publics pour reconstruire.

Ainsi, les habitants de Trooz et d’ailleurs verront les services de secours et ne se sentiront plus abandonnés durant la crise et dans l’immédiat post-catastrophe.

Dans cette même perspective, la priorité absolue sera de ne laisser aucun sinistré au bord du chemin dans les mois et années qui viennent. Car vu l’ampleur des dégâts, il faut dès à présent songer sérieusement à accompagner toutes les victimes du désastre dans les multiples démarches administratives pour qu’ils puissent reprendre une vie normale au plus vite. Il faut aussi assurer un suivi psychologique post-catastrophe rapproché pour celles et ceux qui ont été profondément marqués par la violence du cataclysme, qui se sentent désemparés maintenant et perdus quand ils se projettent dans le futur. Il faudra également être attentif à l’organisation des efforts de reconstruction qui vont s’étendre sur une période indéterminée tant les dommages sont immenses et le secteur de la construction saturé. En d’autres termes, il est impératif de tout mettre en oeuvre pour que cette catastrophe climatique ne se transforme pas en désastre social avec des populations entières qui ont définitivement le sentiment d’être abandonnées. Car si c’est le cas, le chemin vers l’effondrement total d’une organisation qui se délite de toutes parts sera inévitable et extrêmement rapide.

J’ose espérer que tout ceci sera mis en place avec comme objectif unique de prendre soin de l’Autre. Faire table rase du passé. Ne pas faire comme on a fait avec le changement climatique ou l’aménagement du territoire ou les coupes sombres dans les secteurs essentiels du Vivre ensemble. Notre système a montré toutes ses limites avec la gestion de pandémie du Covid-19. Ces inondations n’en sont que la reproduction.

La première chose à faire est d’ailleurs de condamner fermement les propos du bourgmestre actuel d’Aywaille – Thierry Carpentier – qui, le jour du deuil national, déclarait dans les colonnes de la DH avoir délivré des permis de bâtir dans des zones reconnues comme étant inondables (zones rouges) et qu’il ne compte pas renoncer à y octroyer des permis de bâtir… Car, oui, Aywaille est inondable…

Après la pluie, prendre soin de l’Autre et n’abandonner personne est une nécessité absolue.

Par Pierre Ozer, Département des Sciences et Gestion de l’Environnement, UR Sphères, ULiège

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