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Après l’affaire Julie Van Espen: une survivante témoigne

Le Vif

Une femme (56 ans) raconte ce que c’est que de vivre ce que Julie Van Espen a subi, mais d’y survivre.

C’était il y a trente-huit ans et pourtant à chaque fois cela recommence. Je vois sur Facebook qu’une fille a disparu avec la demande de partager le message. Je ne le fais pas. Directement je ressens les premiers symptômes. Je me dis: « quelle bande de frimeurs : regardez comme je suis compatissant, social et quelqu’un de bien. » Une réaction épidermique qui ne se justifie pas puisque, bien sûr, le partage peut aider à la retrouver. Mais je n’y peux rien, c’est ma première réaction : le cynisme, étape 1. J’essaie de prendre de la distance.

Puis on trouve un panier de vélo et la peur surgit. La blonde de la région d’Anvers devient ‘Julie’, et tout le monde vacille entre espoir et peur. Et certains, par conséquent, plonge à nouveau dans un léger cynisme face à tout cette toute émotion – bien qu’elle soit parfaitement justifiée. Tous ces gens bons et compatissants.

Enfin vient la certitude : Julie est morte. Elle devient « notre Julie ». La Julie de toute la Flandre. La compassion se déchaîne alors en une mer de fleurs, des registres de deuil, des gens qui doivent avoir leur mot à dire, des larmes partout. A juste titre, bien sûr. Mais moi, sur cette eau, je navigue au cynisme, étape 3.

Toute cette aigreur cache de la douleur, bien sûr. La douleur de la solitude, de cette lutte solitaire qu’on doit faire pour s’en sortir sans avoir pu, en chemin, compter sur beaucoup de compassion.

A chaque fois, c’est la même chose. Les funérailles d’Ann et Eefje. Toute une église pleine de larmes. Et nous qui regardons tout cela avec raideur.

Est-ce que cela intéresse vraiment quelqu’un de savoir ce que cela m’a fait de me retrouver à genou sur le sol sale d’un train, étranglée par les mains d’un autre. Ou quand je suis parvenue, par chance, à me libérer de mon agresseur et que je l’ai supplié de me laisser vivre ? Ou quand je lui ai dit qu’il pouvait faire n’importe quoi avec moi, si seulement il me laissait vivre, s’il vous plaît ? Quelqu’un veut vraiment lire ça ?

Très vite, je baisse le bras et me tais. Car je sais. C’est trop horrible. Je ne peux pas leur faire ça aux gens, leur raconter une telle histoire. Elle est trop moche.

Je l’ai vu bien dans la réaction de ma soeur aînée à qui j’ai tout raconté après les faits. Elle était trop absorbée par ses jeunes enfants pour le dire à mes parents. Je n’avais que 18 ans et j’étais seule, étudiante dans une autre ville. Je l’ai bien vu à la remarque de ma mère quand elle m’a revu trois jours plus tard. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui s’était passé et ni de pourquoi nous devions aller à la police ensemble (pour identifier le coupable). Elle m’a dit de porter une écharpe parce que je ne pouvais pas sortir comme ça, avec mon cou plein de bleus. Je l’ai aussi entendu dans la remarque du policier qui m’a ramené à la maison, immédiatement après les faits et qui m’a demandé si je voulais prendre un verre avec lui. Je l’ai revu dans l’expression terrible sur le visage de mes amis quand j’ai essayé de leur dire quelque chose sur ce qui s’était passé : j’étais sur une frontière.

Je l’ai encore lu dans un article d’une organisation de défense des droits de l’homme qui parlait de l’homme qui ne m’avait tout juste pas tué (une autre femme aura eu moins de chance ai-je appris plus tard). On le présentait comme un pauvre exhibitionniste qui avait été victime du système carcéral. Je l’ai entendu dans les mots de son avocat: que le choix de la victime n’était pas une coïncidence. J’étais trop garçon manqué. Je l’ai aussi ressenti quand, exactement un an plus tard, le jour de la Toussaint, je suis allé au cimetière avec mes parents et que j’ai eu l’impression que j’allais visiter ma propre tombe.

Nous le ressentons dans la solitude avec laquelle nous essayons de nous frayer un chemin vers une vie. Nous le ressentons dans la solitude avec laquelle nous essayons – même des décennies plus tard – de gérer la nouvelle de la disparition d’une jeune anversoise en ne lisant pas les journaux. Pas parce que nous avons peur de l’horreur des faits, de ça nous n’en ignorons rien, mais parce que nous sommes terrifiés par cette déferlante de compassion. Terrifiés par notre réaction face à ce gaspillage.

Ce ne sont pas les morts qui ont besoin de cette compassion. Offrez-leur votre sympathie, asseyez-vous avec eux et écoutez-les sans vous focaliser sur le chagrin que vous ressentez pour ce qui leur est arrivé. Ne posez pas de questions, mais soyez présent. Soulagez-les du poids qu’ils doivent porter. Ne les laissez pas suffoquer dans la solitude de ne pas pouvoir raconter les terribles images qu’ils portent en eux. Aidez les vivants à supporter le fait qu’ils sont vivants.

Propos recueillis par Rudi Rotthier

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