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Albert Ier avait la Bible pour manuel de guerre

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Prophéties de l’Ancien Testament, croyance dans un « peuple-chef » anglo-saxon : comment Albert Ier, sous l’influence de son conseiller militaire, cherche à deviner le cours de la guerre par une abracadabrante théorie philosophico-religieuse.

La Belgique est en état de choc, ce 17 février 1934. Albert le Bien-Aimé n’est plus, emporté par une chute fatale au rocher de Marche-les-Dames. Plus qu’un roi, une icône disparaît : le héros de la Grande Guerre porté aux nues par tout un peuple, vénéré par les anciens combattants de 14-18 dont il a partagé le sort sur le front de l’Yser. « Ils bloqueront durant trois jours et deux nuits les grilles de la chapelle ardente où repose la dépouille du roi, pour empêcher leur fermeture », explique Laurence van Ypersele de Strihou, historienne à l’UCL. C’était il y a 80 ans.

Marie-Rose Thielemans, professeure à l’ULB, elle, a fait « parler » la correspondance de guerre d’Albert Ier (1), puis ramené à la surface le journal de campagne de son plus proche conseiller militaire, que sa famille conservait dans le coffre d’une banque (2). On y en apprend de belles… Ainsi, le fait que, selon Marie-Rose Thielemans, « dès avant sa montée au trône, Albert était gagné aux idées de Lagrange ». Charles Lagrande, enseignant à l’Ecole militaire, au tournant du XXe siècle, des probabilités et de la géodésie. Astronome reconnu, il se distingue aussi par sa passion pour la découverte des lois qui régissent l’histoire du monde.

Un officier d’origine luxembourgeoise, qui a lui aussi enseigné à l’Ecole militaire, l’a devancé dans cette quête. A grand renfort de formules mathématiques, avec le concours du magnétisme terrestre et de la Bible, le major Nicolas-Rémi Brück prétend avoir identifié la longue marche de l’humanité. De la naissance d’Adam à la fin programmée du monde, dix périodes de 516 ans doivent se succéder, chacune dominée par un « peuple-chef ». Car les peuples ne diffèrent pas des individus : ils finissent par mourir, soumis à un déplacement séculaire de la civilisation de l’est vers l’ouest.

Lagrange apporte sa pierre à l’édifice. En protestant rigoriste, il prend la Bible au pied de la lettre. Et dégage, à partir des mensurations de la pyramide de Chéops, une loi historique qui lui fait dater la fin du monde à 2386… Son pouvoir de persuasion fait mouche sur certains de ses élèves. Dont Emile Galet, qui étudie en illustre compagnie : il a pour condisciple le prince Albert, qui fait alors ses armes à l’Ecole militaire. Entre lui et le futur Albert Ier, le courant passe.

La guerre éclate en 1914. Et Albert, devenu troisième roi des Belges, se retrouve à la tête d’une armée qu’il tient à commander en personne. Et qu’à ses côtés, s’est hissé l’ex-élève Galet, à la fois conseiller militaire, éminence grise et confident. Et l’officier d’ordonnance du Roi ne perd rien de sa ferveur religieuse : il prend la Bible pour valeur-refuge et intègre la « Loi de Brück » dans son manuel de campagne. « Galet recherche dans les prophéties de l’Ancien Testament le cours futur des opérations militaires. Ce sont des convictions étayées par la Loi de Brück qui lui servent de socle aux décisions militaires qu’il soumet au Roi et à tous les conseils qu’il lui prodigue en matière politique », révèle l’historienne de l’ULB en s’appuyant sur le journal de campagne laissé par Galet.

Pour la cause, les belligérants de 1914 se retrouvent transplantés au temps de l’Ancien Testament : sous la plume de Galet, la France devient la Syrie, l’Angleterre est reconvertie en Ephraïm (une des douze tribus d’Israël), l’Allemagne est reconfigurée en Edom (royaume du Proche-Orient), et la Belgique rebaptisée Moab, contrée de Palestine à l’est du Jourdain…

Or, Brück a été formel : après les Noachides, les Assyriens, les Egyptiens, les Juifs-Israélites-Phéniciens, les Grecs, les Romains, les Francs, la Papauté et les Français, l’heure des Anglo-Saxons a sonné. Ils forment l’une des dix tribus perdues d’Israël, ils sont élus « peuple-chef » depuis 1870, ils dirigent l’humanité pour les cinq siècles qui lui restent à vivre…

La voie de la Belgique a été toute tracée par le major Brück : « La Belgique engendrée en 1830 peut et doit continuer à servir de terrain neutre de conciliation […]. Toute politique sérieuse de la période séculaire 1848-2364 se passera dans le triangle occupé par les trois puissances, France, Angleterre, Prusse, dont la Belgique occupe le centre. »

Voilà qui en jette. Surtout depuis que le professeur Lagrange s’est montré incroyablement visionnaire : dès 1907, il est parvenu à tirer des chapitres 15-16 du livre d’Esaïe, la prophétie que la Belgique serait envahie par l’Allemagne en 1914-1915…

Il y a là de quoi troubler un Roi fragilisé par la tourmente, en quête de conseils avisés sur la conduite à tenir pour résister à l’envahisseur allemand. S’il doit croire Lagrange et son disciple Galet, Albert n’a guère le choix. Marie-Rose Thielemans plante le décor : « Le libre arbitre de l’homme n’existe pas. Il faut interpréter les desseins de Dieu au départ des textes, essentiellement ceux des prophètes. Dieu n’est pas un Dieu d’Amour mais un Dieu vengeur. Lagrange et Galet sont des créationnistes et des  »millénaristes ». » Et c’est dans la voie de la prédestination que Galet va conseiller le roi Albert pendant toute la guerre. »

(1) 14-18, c’est notre Histoire !, au Musée de l’Armée, parc du Cinquantenaire, à Bruxelles (2) Edités par Marie-Rose Thielemans : Albert Ier, carnets et correspondance de guerre 1914-1918, Duculot, 1991 ; Emile Galet, conseiller militaire du Roi : Journal de campagne 1914-1918, Commission Royale d’Histoire, 2012.

Dans Le Vif/L’Express de cette semaine : – Comment Albert Ier va appliquer la consigne « Ce que Dieu veut, l’armée belge le peut » – Léopold III est à son tour séduit par la Loi de Brück – Albert Ier cherche le contact avec l’ennemi allemand, en catimini

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