Selon Alain Eraly, "les dirigeants politiques s'approchent dangereusement du statut de bouc émissaire. Quoi qu'ils fassent, tout va mal et c'est de leur faute." © Debby Termonia

Alain Eraly, sociologue: « Nous vivons une pandémie de la victimisation » (entretien)

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

L’autorité vit une crise existentielle, s’inquiète Alain Eraly, professeur de sociologie à l’ULB. Le triomphe de la culture cool la sape, le règne du récit victimaire la disqualifie. Mortels dangers.

A quoi remarque-t-on que l’autorité se porte très mal ?

Au fait qu’elle nous est devenue incompréhensible, qu’on la confond sans cesse avec la coercition, l’autoritarisme, la tyrannie. Par exemple, les contraintes des marchés financiers, la suprématie des actionnaires ou les algorithmes des Gafa (NDLR : Google, Apple, Facebook, Amazon) sont affaire de domination et non d’autorité.

Comment expliquer ce déclin profond ?

D’abord par le reflux de toute espèce de transcendance divine ou institutionnelle : aujourd’hui, il n’est plus permis de parler au nom d’une puissance qui nous est supérieure. Il y a défiguration du collectif : l’identification à l’entreprise, « l’esprit maison », l’idée de sacrifice à la nation comme on disait jadis… Bref, l’attachement et la loyauté envers des institutions, tout cela a quasiment disparu. Ensuite, par l’extension des logiques d’autodétermination. Les gens répugnent à l’idée que l’on parle et décide en leur nom : « On n’a pas demandé notre avis, on n’a pas été consultés. » Enfin, l’extension des valeurs de la démocratie, en particulier l’autonomie, l’égalité en droit et l’égal respect, nous porte à refuser toute espèce d’inégalité : « Qui es-tu pour me commander ? »

Le cool ne conteste même pas l’autorité, il la récuse et souvent l’ignore.

C’est le « ni Dieu ni maître » érigé en art de vivre ?

La formule circonscrit effectivement notre horizon politique et culturel. L’entreprise, l’école, la famille, même l’Eglise et l’armée : toutes les institutions sont travaillées par l’autonomie et l’égalité. Les hiérarchies perdent leur légitimité, les responsables sont gagnés par le doute. J’ai passé des milliers d’heures à former des fonctionnaires, des managers, des commissaires de police, des directeurs d’école, des acteurs politiques. Au fil du temps, j’ai pris conscience de leurs difficultés, de leur malaise, de ce qu’ils vivent parfois eux-mêmes comme des déficiences psychologiques : « Je ne suis pas un bon chef, je n’ai pas de charisme. » Il ne s’agit pas seulement d’une crise du rapport du « chef » à ses « subordonnés » mais aussi de la relation du chef à lui-même. Aujourd’hui, les parents, les enseignants, les managers sont taraudés par ces questions : « Qui suis-je pour imposer ? Pour interdire ? Et au nom de quoi ? » Des questions dont mon père ne s’encombrait pas !

On a toujours tenu tête à l’autorité. Son plus redoutable opposant serait aujourd’hui le cool

La culture cool est devenue une forme fondamentale de résistance à l’autorité. Est cool celui ou celle qui a abandonné toute espèce de gravité, qui maintient en toutes circonstances une distance teintée d’ironie, qui nie toute attache fondamentale et prétend pouvoir traverser le monde avec sourire et légèreté, en jouissant du marché et en s’amusant des institutions, des hiérarchies, des enjeux collectifs. Le cool ne conteste même pas l’autorité, il la récuse et souvent l’ignore. Or, l’autorité incarne toujours une institution, une mission, un ordre de valeurs qui dépasse les individus. Le mariage dépasse la seule union des futurs époux, l’Eglise dépasse les fidèles rassemblés, la science les chercheurs qui la font, etc. Il y a dans l’autorité quelque chose qui relève de la gravité.

On n’a plus seulement le droit mais le devoir de rire, alors ?

Le rire est devenu normatif : la vie doit être amusante, distrayante, festive. Quinze minutes sans rire et s’esclaffer et déjà s’installe un malaise diffus. La norme de l’hilarité s’impose dans les fêtes familiales, les réunions entre amis aussi bien qu’à la radio et dans les émissions de variétés : elle finit par étouffer les discussions graves et le travail d’argumentation.

L’humour en politique finit par n’être plus que bête et méchant ?

De tous temps les dirigeants politiques ont fait l’objet de parodies mais, aujourd’hui, l’humour à leurs dépens tourne à la compulsion ! Pas un jour sans que des humoristes, sur quelque chaîne de radio ou de télévision, ne se paient leur tête – jusqu’à saturation. Le rire à leur égard se dépouille de toute espèce de sympathie pour glisser vers la dérision, la raillerie ou le mépris. Voyez le traitement invraisemblable qui fut réservé au président français François Hollande : même Winston Churchill ou Charles de Gaulle n’auraient pu résister à une pareille entreprise de délégitimation ! Personnellement, j’éprouve de la lassitude à l’égard de cet humour facile, ficelle, grossièrement simplificateur et qui n’a d’autre but que de conforter le public dans ses préjugés.

Si l’homme ou la femme politique prend tous les coups, c’est parce qu’il ou elle l’a bien cherché ?

Les dirigeants politiques s’approchent dangereusement du statut de bouc émissaire. Rappelons-nous la hargne des gilets jaunes en France : on eût dit que la totalité du malheur social provenait d’un seul homme, le président (NDLR : Emmanuel Macron). La méfiance à l’égard des responsables politiques, qui est une vertu démocratique, prend des allures pathologiques et alimente des théories du complot et de la trahison. Quoi qu’ils fassent, tout va mal et c’est de leur faute. La défiance vire à la rancoeur : les dirigeants nous bernent, nous trahissent encore et toujours. Mais en quoi nous trahissent-ils au juste ? Quel est ce contrat social exorbitant qui les engage à produire toujours plus de bonheur – un contrat qu’ils ne peuvent que trahir dans un monde de pouvoir limité et de ressources rares ? Lorsqu’on s’avise, dans une conversation, de souligner la difficulté du travail politique, on s’expose à une réplique agacée : « Tu ne vas pas les plaindre en plus ! » Sous-entendu : en plus de tout le mal qu’ils nous font ! Cette dynamique du bouc émissaire, de la déresponsabilisation, est une régression démocratique. Le citoyen devient la malheureuse victime d’un pouvoir diabolisé.

Selon Alain Eraly,
Selon Alain Eraly, « les dirigeants politiques s’approchent dangereusement du statut de bouc émissaire. Quoi qu’ils fassent, tout va mal et c’est de leur faute. »© Debby Termonia

La victime aurait pris le pouvoir ?

Elle est en tout cas devenue un instrument de pression considérable. Nous vivons une pandémie de l’indignation et de la victimisation. Une chose est de souffrir, une deuxième de se représenter comme victime d’un oppresseur, une troisième de faire usage de ce récit dans l’espace public afin d’obtenir compassion, réparation, vengeance. Rappeler cette évidence n’est en rien minimiser la souffrance ni faire preuve de mépris à l’encontre de ceux qui souffrent, c’est s’interroger sur les raisons qui nous poussent à nous tourner perpétuellement vers le pouvoir à la recherche d’un coupable. Ce n’est pas assez que les gens souffrent, il faut forcément que les dirigeants en soient responsables !

Les dirigeants sont ligotés par les récits victimaires.

D’où vient cette montée en puissance ?

J’esquisse une piste d’explication à cette inflation extraordinaire du récit victimaire. En exaltant notre autonomie personnelle, la modernité nous rend responsables de nous-mêmes : ce que nous sommes, nous l’avons choisi. Mais comment supporter pareil fardeau ? Précisément, la victime n’est pas responsable de son malheur. A cela s’ajoute la médiatisation et l’usage politique du récit victimaire. Sur les réseaux sociaux, l’indignation et la victimisation s’affichent à jet continu. Des mouvements comme #MeToo et Black Lives Matter se nourrissent de ce processus : le statut de victime est instrumentalisé pour structurer un mouvement, faire pression, capter l’attention médiatique. Cette industrie du malheur social est typique de notre modernité démocratique. Bien souvent, ce ne sont même pas les victimes elles-mêmes qui mobilisent le récit victimaire, mais des activistes qui, appartenant à la même catégorie sociale, s’emparent collectivement de ce statut de victime. Avec le risque majeur que la répétition de la mise en scène victimaire finisse par anesthésier nos capacités d’indignation : si tout le monde est victime, plus personne ne le sera. Dans ce processus de banalisation, les « vraies victimes » ont tout à perdre.

Comment l’autorité pourrait-elle ne pas donner raison à celle ou celui qui souffre ou dit souffrir ?

C’est en cela que la victime représente un danger de mort pour l’autorité. Les dirigeants sont ligotés par les récits victimaires et n’ont d’autre choix que de mettre en scène leur inlassable compassion. Interdiction absolue de dire quelque chose du genre : « Arrêtez de vous lamenter, tout n’est pas si noir, d’autres sont bien plus à plaindre que vous. » Ce serait faire preuve d’une arrogance et d’un mépris scandaleux : qui se plaint a raison de se plaindre et mérite reconnaissance. La compassion devient ainsi l’horizon nécessaire de la politique, elle absorbe une part essentielle de son énergie au détriment de la gestion des vrais enjeux. Je suis conscient que ce genre de lecture irrite particulièrement ceux qui font du récit victimaire le centre de leur histoire de vie ou de leur identité. Mais ceux-là ne voient-ils pas que le récit victimaire structure les discours populistes qui poussent au ressentiment et conduisent au pouvoir des Trump et Bolsonaro ?

Si l’autorité est à réinventer, d’où pourrait venir la lumière ?

Faut-il la réinventer ? Ne serait-il pas mieux de prendre acte de sa disparition ? De s’en réjouir même ? La disparition de l’autorité serait la négation, et non l’accomplissement de la démocratie. Qui dit citoyenneté dit soumission au bien public et présuppose l’existence de puissances de parole en son nom. Par nature, les institutions sont muettes : la famille, l’administration, l’entreprise, le gouvernement, la science, la justice. Elles n’existent que si des personnes parlent en leur nom. Le droit s’incarne dans le juge, l’école dans l’instituteur, l’Etat dans les ministres, etc. Nous n’avons pas besoin de moins d’autorité, mais de plus d’autorité, plus largement distribuée. Nous avons besoin que plus de gens, à tous les niveaux, assument le collectif. En revanche, nous ne voulons plus de petits tyrans, de chefs tâtillons, de mandarins académiques ou de bureaucrates sanglés dans leurs procédures : l’autorité est donc à réinventer.

A lire : Une démocratie sans autorité ?, par Alain Eraly, éd. Erès, 2019, 256 p.

Bio express

  • 1954 Naissance à Ixelles.
  • 1976 Ingénieur commercial, Solvay Business School à l’ULB.
  • 1985-1987 Docteur en sciences sociales et en économie appliquée à l’ULB.
  • 1995-1998 Directeur de cabinet du ministre à la Région bruxelloise Hervé Hasquin (MR).
  • 1998-2002 Président de l’Institut de sociologie de l’ULB.
  • 2009 Elu à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique.

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