Sandrine GOEYVAERTS

Ah! La belge vie: la mandarine de papa

Sandrine GOEYVAERTS Sommelière, caviste, blogueuse et auteure de Jamais en carafe (à paraître)

Un terroir, c’est quoi ? Et si c’était, tout autant que ce qu’on produit, les souvenirs qui y sont rattachés, les moments passés, et ceux qui se profilent à l’horizon : la vie est belge, croyez-moi.

 » Et un très bon anniversaire, papa.  » Il remercie, se sert un petit verre. Ses yeux bleus passent à l’acier, avant de se fermer à demi. Le liquide orangé, sirupeux, laisse des traces sur le verre que l’on tourne – on les appelle des larmes, drôle de nom, quand on y pense. Un sourire lui pousse, creuse ses rides. J’aime tant ses sillons, où tressautent des taches de rousseur. Son crâne luisant sous les trois poils gris qui s’y battent encore. Les muscles affaissés sous le marcel, l’auréole de transpiration qui remonte vers ses épaules.

Il ouvre l’armoire, et les vingt-trois, vingt-quatre ou vingt-cinq derniers anniversaires – je n’ai pas pu compter précisément – sont là. Tapies dans le buffet sombre, les Mandarine Napoléon qu’on lui offre, depuis toujours semble-t-il. La seule chose qui les différencie, c’est la couche de poussière dessus : sinon, elles sont rigoureusement identiques, jusqu’au niveau. Moins un verre pour chaque : le seul qu’il s’autorise de l’année. Une fois, Huguette a voulu en servir à un invité, poussée par je ne sais quelle envie, de montrer un peu de raffinement, peut-être ? Alors, elle avait policé son langage de charretier, remis de l’ordre à sa permanente et était allée chercher une mandarine, sur la pointe des pieds. Il n’a rien dit, mais ses sourcils se sont froncés. Il n’a rien dit. Pendant exactement treize jours , elle n’a eu droit qu’à des borborygmes. Au quatorzième, il était calmé. Mais elle n’y a plus jamais touché.

De Kuyper, Mandarine Napoléon
De Kuyper, Mandarine Napoléon© dr

 » Tu sais pourquoi ça s’appelle Napoléon ?  » m’a-t-il un jour demandé, inhabituellement loquace.  » Et ben, il paraît que l’empereur, il aimait tremper des mandarines dans son cognac. Et d’autres trucs. Un Corse, quoi. Et il a fallu un Belge pour en faire quelque chose de bon.  » Je n’ai pas percé le mystère du pourquoi la mandarine, et pas une autre liqueur. A part de la bière, je ne l’ai jamais vu boire d’alcool, même pas la prunelle qu’il ramassait pour qu’elle en fasse des bocaux Weck dans la cave. Mais la mandarine, une fois l’an, c’était son plaisir. Son visage : je ne peux pas décrire sa plénitude complète mais fugace, sa peau presqu’illuminée et son petit rire heureux. C’est lui qui m’a donné envie d’écrire, pour fixer le moment. Il en aurait bien rigolé.  » Sentimentale, va « , qu’il aurait dit.

Au-delà du goût acidulé – il a toujours aimé ça, il cultivait des physalis qu’il croquait, gourmand solitaire dans son potager -, c’est la fierté du produit belge. Vous n’auriez pas osé lui ramener du Cointreau, il vous aurait excommunié. Je crois que le rachat, et le passage aux Néerlandais, même si la production n’a pas été délocalisée, lui a crevé le coeur. A l’anniversaire suivant, il a dit  » Merci, merci bien ma grande « . Et il l’a rangée, la mandarine devenue batave, sans même y toucher. C’était fini : une fatigue lui a pris et doucement ses yeux acier se sont fermés.

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