Sandrine GOEYVAERTS

Ah! La belge vie: la bière de mamy

Sandrine GOEYVAERTS Sommelière, caviste, blogueuse et auteure de Jamais en carafe (à paraître)

Un terroir, c’est quoi ? Et si c’était, tout autant que ce qu’on produit, les souvenirs qui y sont rattachés, les moments passés, et ceux qui se profilent à l’horizon : la vie est belge, croyez-moi.

Je me hausse sur la pointe des pieds pour attraper le pot de sirop : c’est le vert. Une fois, papy aux courses a osé s’aventurer à prendre le mauve : qu’est-ce qu’il n’a pas entendu. Enfin, moi, je n’ai pas tout compris. Comme à chaque fois, ils s’engueulent en wallon : la langue des récriminations tendres, des reproches adoucis par les consonnes grasseyantes et les voyelles qui disparaissent ou s’allongent selon la météo de mes grands-parents. Moi je suis  » mi p’tite gueuye « .  » Dépêche-toi, mi p’tite gueuye, donne-moi le sirop, faut que je le mette maintenant.  »

La cuisine embaume : les oignons rissolés, les baies de genévrier, le laurier… Mamy est penchée au-dessus de la casserole, le vinaigre me pique le nez, puis elle ajoute le sirop, et enfin la bière.  » La Piedboeuf brune, c’est la meilleure. La blonde, tu oublies. Et puis c’est celle qu’on donne aux femmes pour les montées de lait, tu verras.  » J’en suis bien loin, 7 ans à peine et pas toutes mes dents, mais j’enregistre. Elle ne verse pas toute la bouteille, s’en garde un verre de côté. J’ai le droit d’y tremper les lèvres. C’est tout mousseux, un peu âcre et doucereux à la fois. C’est différent de la Jupiler que boit papy à l’apéro : l’une est vive, presque piquante et acide, l’autre a un goût de pain.  » C’est une bière de table, à peine 1,5%. Tu peux en boire un peu, gueuye .  » Elles sont rangées tout en bas des rayons, au supermarché, blonde étiquette jaune, triple étiquette verte, et la brune. Souvent, c’est moi qui suis chargée de les prendre, pour pas que mamy se penche. Elle m’a raconté qu’avant, on la servait dans les écoles. Un fortifiant. Je veux bien y croire mais, pour le moment, le nez au-dessus de la marmite, j’imagine la viande fondante, l’oignon qui résiste encore un peu, pour la forme, sous la dent, le persil qui réveille tout ça, et cette sauce, onctueuse, relevée par le genévrier, sucrée et salée.

Tout à l’heure, papy cuira les frites. Là, elles se reposent de la première cuisson, dans de l’essuie-tout. J’en chipe une : molle, gorgée de blanc de boeuf, c’est comme goûter la pâte à gâteau crue. En fermant les yeux, en entendant blobloter les boulets liégeois, c’est le retour immédiat dans la cuisine de mamy, le pot de Kwatta dans l’armoire trop haute pour moi, la soupière pleine ras- la-gueule de mokatines, carrés ananas, jujus, belgas. Plus de trente ans après, je ne peux imaginer faire cette recette avec une autre bière. La Piedboeuf est mon pied de nez au temps qui passe, et je suis sûre que, d’où qu’ils soient, y en a deux qui doivent sourire en wallon.

Brasserie Jupiler, Bière Piedboeuf brune.

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