L'entrée des talibans dans Kaboul a poussé des milliers d'habitants à se réfugier à l'aéroport. © iStock

Afghanistan: les leçons du désastre

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

 » C’est une illusion de penser que les talibans accepteront de constituer un gouvernement afghan multipartite « , estime Dorothée Vandamme (UMons).

Un immense gâchis. C’est ce que doivent penser les militaires belges et leurs collègues de la coalition internationale qui ont formé et assisté pendant de nombreuses années les forces armées afghanes. La plus longue guerre menée par les forces américaines et la plus coûteuse de toute l’histoire des Etats-Unis s’achève sur un fiasco. « La guerre d’ Afghanistan a été lancée à une époque où l’ Amérique, sortie victorieuse de décennies de guerre froide, avait le statut de superpuissance incontestée, explique Dorothée Vandamme, chargée de cours à l’UMons, professeure invitée à l’UCLouvain et spécialiste de l’Afghanistan. Les Américains se sentaient invulnérables et un échec de leurs opérations contre les talibans n’était pas envisageable. L’idée que le modèle démocratique occidental serait rejeté n’était pas concevable dans l’esprit des stratèges et des politiques. Les Occidentaux ne pourront plus lancer une opération de cette ampleur avec un objectif aussi mal défini et une stratégie aussi bancale. »

u0022Les Occidentaux ne pourront plus lancer une opération de cette ampleur avec un objectif aussi mal défini et une stratégie aussi bancale.u0022

L’assistance militaire américaine aux forces de sécurité afghanes a coûté plus de 800 millions de dollars. Le gouvernement afghan pou vait compter, sur papier, sur plus de 300 000 soldats, dont 180 000 mobilisables. « En réalité, ils étaient beaucoup moins nombreux sur le terrain pour faire face à l’offensive des quelque 75 000 à 85 000 combattants talibans, à tel point qu’il a fallu recourir aux services de milices populaires et autres armées privées d’anciens seigneurs de guerre », constate Nicolas Gosset, chercheur à l’Institut supérieur de défense (IRSD). « Les unités gouvernementales avaient pris l’habitude de fonctionner sous la tutelle des militaires de la force internationale, signale Dorothée Vandamme. Ces troupes ont été déstabilisées quand elles ont dû gérer seules la guerre, après le départ brutal des contingents occidentaux. »

Les défections se sont multipliées au sein des forces loyalistes, dont les soldats étaient mal payés ou privés de solde pour cause de corruption au sein de l’armée. « De plus, ces militaires envoyés au casse-pipe savaient que s’ils tombaient aux mains des insurgés, ils risquaient d’être torturés », indique Nicolas Gosset. « Ils craignaient aussi les actes de représailles des combattants talibans à l’encontre de leur famille et leur village, ajoute Dorothée Vandamme. On peut donc comprendre leur choix de déposer les armes ou de rejoindre les rangs de l’insurrection. »

Le soutien aux talibans a toujours été fort parmi les populations pachtounes rurales du sud du pays. Pourtant, ce sont surtout des villes du nord qui sont tombées les premières entre leurs mains. « Les talibans ont réussi à rallier à leur cause des populations au-delà de leur base historique pachtoune, relève Nicolas Gosset. Ils ont trouvé des soutiens à l’intérieur des minorités ethniques du nord, chez les Turkmènes, les Ouzbeks et même, dans une moindre mesure, chez les Tadjiks. On peut dire que les talibans sont devenus un mouvement national afghan. »

Ils ont fédéré les mécontents et les exclus qui ne se retrouvaient pas dans le nouvel Afghanistan, protectorat américain dirigé par Hamid Karzai de 2001 à 2014, puis par un autre pachtoune, Ashraf Ghani, de 2014 à son départ du pays, le 15 août 2021. Au sein de la population afghane, les griefs contre l’incurie et la corruption des élites politiques afghanes n’ont cessé de croître, tous groupes eth niques confondus. Ce mécontentement a servi la cause des insurgés.

Faire reconnaître l’émirat islamique

Donald Trump et son successeur Joe Biden portent une lourde responsabilité dans le chaos actuel. Le ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, a lui-même critiqué il y a quelques jours l’accord de retrait américain signé à Doha en février 2020 entre l’ex-président Trump et les talibans. Cet accord, accuse-t-il, a sapé l’autorité du gouvernement afghan, puisqu’il tenait pour acquis la victoire des insurgés, ce qui n’était pas le cas. « J’ai toujours considéré les négociations de Doha comme un jeu de dupes permanent, assure Dorothée Vandamme. Les talibans ont fait de vagues promesses, avec pour seul objectif de conquérir le pouvoir. C’est une illusion de penser qu’ils accepteraient de constituer un gouvernement afghan multipartite. »

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Elle poursuit : « Les talibans ont gardé leur radicalisme idéologique de la fin des années 1990. En revanche, ils adoptent une politique de la main tendue avec la Chine, la Russie et d’autres puis sances, car ils veulent que leur Emirat islamique soit reconnu, que leur régime ait une garantie de longévité. » Pour Nicolas Gosset, « la feuille de route de Joe Biden, qui a confirmé le retrait décidé par son prédécesseur républicain, a été la voie royale vers un effondrement de l’Etat afghan. Biden en était conscient et a néanmoins persisté dans le désengagement. »

Pour Dorothée Vandamme, les causes du désastre actuel sont diverses: « L’Afghanistan n’était plus depuis longtemps une priorité pour les Etats-Unis. Les ressources américaines ont été réorientées vers les opérations en Irak, puis vers la Syrie pour écraser Daech sous les bombes. Il y a eu aussi la crise financière de 2008 et, depuis quelques années, la compétition économique et stratégique avec la Chine, devenue l’axe central de la politique étrangère américaine. L’Iran, la Russie et la Chine avaient un intérêt géopolitique à voir l’intervention occidentale en Afghanistan se solder par un échec, qui affaiblit Washington sur la scène internationale. »

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