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Affaire du cabinet Milquet : la Justice marque le coup

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Les perquisitions, hier, dans les bureaux de la ministre Joëlle Milquet et à son domicile indiquent une accélération de l’instruction judiciaire sur les emplois fictifs suspectés au cabinet de l’Intérieur en 2014. Et aussi une détermination de la justice vis-à-vis du monde politique, même si celle-ci sait qu’elle doit faire preuve de prudence. Décodage.

LES FAITS.En février 2014, dans une série de deux articles, Le Vif/L’Express s’interrogeait sur l’embauche suspecte, à six mois des élections fédérales et régionales du 25 mai, d’au moins huit nouveaux collaborateurs aux cabinets de l’Intérieur et de l’Egalité des chances, soit les portefeuilles que détenait alors Joëlle Milquet au sein du gouvernement Di Rupo.

Etonnant : nous constations que ces collaborateurs présentaient tous un même profil bruxellois et politique. La plupart d’entre eux avaient été élus ou avaient figuré comme candidats CDH aux élections locales de 2012 dans des communes comme Molenbeek, Anderlecht, Saint-Josse-ten-Noode, Bruxelles-Ville, etc., là où précisément la candidate bruxelloise Milquet battait campagne. Parmi ceux-ci, Mustafa Özdemir, conseiller à Saint-Josse, qui a récemment annoncé son départ du CDH suite à l’éviction de sa soeur Mahinur.

Nous avions également mis la main sur des profils de fonction qui, pour chacun de ces collaborateurs, décrivaient un certain nombre de tâches à remplir pour la préparation du scrutin du 25 mai. Sur chaque profil, était indiqué de manière particulièrement ostensible : « A faire en dehors des heures de travail et les jours de congé ». La liste des tâches était tout de même très longue pour n’être accomplie qu’en dehors des heures de travail. En outre, certaines tâches – comme cette « réunion chaque vendredi » avec le secrétaire particulier de la ministre ou la « conception de la revue de presse Ville et Région pour 9h le matin », la « veille médiatique des JT de Télé Bruxelles (+l’interview de 12h45, des JP Bruxellois sur Vivacité… » – paraissaient difficilement réalisables en dehors des heures de travail. Par ailleurs, des sources directes, proches de la ministre, nous avaient confirmé que ces collaborateurs travaillaient bien pour la campagne au sein du cabinet.

Lors de notre premier article, Joëlle Milquet nous a avait répondu qu’il s’agissait-là d’insinuations absurdes, voire d’accusations calomnieuses et que jamais elle n’avait préparé de campagne à partir de son cabinet. Pour le second article, qui révélait les profils de fonction, elle ne nous n’avait plus répondu et sa porte-parole nous avait renvoyé vers le CDH de Bruxelles.

L’ENQUÊTE. Les articles du Vif ont visiblement titillé la justice puisqu’une information judiciaire a rapidement été ouverte au parquet de Bruxelles. En jeu : une infraction à la loi sur les dépenses électorales. Mais, à ce stade de la procédure aucun devoir d’enquête n’a été demandé. Le dossier à l’information est ensuite remonté, quelques mois plus tard, au parquet général, ce qui est logique car les affaires touchant un ministre sont du ressort de la cour d’appel. Mais il a fallu attendre fin janvier 2015, près d’un an après la publication des articles du Vif, pour que le conseiller Frédéric Lugentz soit saisi du dossier pour l’instruire. Pourquoi une si longue hésitation ?

Lancer l’armada judiciaire avant les élections aurait été très risqué, car la candidate Milquet aurait pu mettre un éventuel mauvais résultat électoral sur le compte de la publicité d’une telle action de la justice. Cela dit, l’instruction a été ouverte bien longtemps – plus de six mois – après les élections… Une explication tiendrait à la personnalité de la principale intéressée. Poids lourd en politique, Joëlle Milquet était ministre de l’Intérieur à l’époque des faits et elle est aujourd’hui ministre de l’Education en fonction au sein du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Depuis la loi de 1998 qui règle la responsabilité pénale des ministres, ce genre de procédure judiciaire n’a été en mise en oeuvre qu’une fois, à l’égard de Jean-Claude Van Cauwenberghe, mais jamais encore pour un ministre fédéral. Les magistrats marchent donc sur des oeufs. Certes, depuis les affaires Inusop et Agusta, le monde judiciaire est attentif aux dérives du monde politique. Mais il reste néanmoins prudent. Il ne veut pas se voir reprocher de prendre une quelconque revanche par rapport au sort que le politique lui réserve depuis pas mal d’années, notamment sur le plan budgétaire.

Cela dit, le juge Lugentz et ses enquêteurs ont frappé fort, hier, en perquisitionnant tous azimuts, entre autres les bureaux de la ministre, place Surlet de Choquier, et son domicile. C’est qu’outre les articles du Vif, ils devaient disposer d’indices suffisamment sérieux pour agir de la sorte. On ne mobilise pas trente policiers pour rien. De telles perquisitions à l’encontre d’un ministre en fonction ne se décident pas à la légère, mais collégialement par plusieurs magistrats de la cour d’appel. Il aura aussi fallu l’accord du procureur général de Bruxelles.

LA SUITE. Comme nous l’avons déjà écrit (Le Vif-L’Express du 8 mai), l’enquête ne sera pas simple, même si Lugentz n’est pas un débutant en matière d’investigations sensibles. C’est lui qui, en 2009, avait mené la délicate instruction sur les enquêteurs du dossier KB-Lux. Démarrer l’instruction du dossier Milquet avec tant de retard n’est toutefois pas un cadeau, tant pour mettre la main sur des indices probants que pour recueillir des témoignages fiables.

Les enquêteurs ont choisi d’effectuer les perquisitions avant les vacances d’été, sans doute pour pouvoir examiner à l’aise ce qu’ils ont récolté (documents, PC, GSM…), sans subir de pression médiatique. Il est probable qu’à un moment donné de l’enquête, Joëlle Milquet soit interrogée par le magistrat instructeur, mais cela ne devrait pas se produire avant plusieurs mois. Pour l’heure, aucune inculpation n’a été prononcée et la ministre bénéficie bien sûr de la présomption d’innocence. Lorsque le juge Lugentz aura terminé son instruction, il remettra ses conclusions au procureur général, lequel pourra requérir un éventuel règlement de procédure devant la chambre des mises en accusation qui, au niveau de la cour d’appel, décide du renvoi ou non d’une affaire devant un tribunal. En l’occurrence, si une juridiction de fonds devait se pencher sur un dossier impliquant un ministre, ce serait une chambre à sept juges de la cour d’appel, comme le veut la loi de 1998.

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