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Adoption au Maroc : des parents belges trompés ?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Des parents ont adopté au Maroc des enfants souffrant de troubles médicaux dont ils ne se doutaient pas. Deux couples ont porté plainte. Au-delà de ces cas malheureux, de plus en plus d’enfants adoptés sont « à besoins spécifiques » : plus âgés, en fratrie ou porteurs de handicap. Notre enquête.

En février 2016, les Cherkaoui (1) ont reçu le fameux appel téléphonique, celui de leur agence d’adoption Enfants de l’espoir : ils avaient été choisis pour accueillir une fille de 11 mois, abandonnée à la naissance, qui vit depuis dans un orphelinat. Deux mois plus tard, ils atterrissaient à Tanger, au Maroc, d’où ils se sont rendus directement à La Crèche, une pouponnière privée. Au premier coup d’oeil, Rania a l’air d’un bébé normal, toute mignonne avec sa moue mutine. Pourtant, la mère adoptive est intriguée par la position de son pouce.  » Je l’ai fait remarquer à un pédiatre sur place. Il m’a dit que ce n’était pas grave, qu’elle n’avait aucun problème particulier « , raconte Rachida. Rassuré par l’avis médical, le couple ramène l’enfant et l’élève auprès d’un grand frère, lui-même adopté au Maroc en 2014.

En réalité, ce que les parents ont vu chez Rania ce jour-là est un symptôme d’hémiparésie, causée le plus souvent par un accident vasculaire cérébral (AVC) qui, dans ce cas-ci, est sans doute survenu durant l’accouchement. Le handicap se manifeste par un déficit partiel de la force musculaire, touchant la moitié gauche ou la moitié droite du corps, c’est-à-dire la main, le bras, la jambe, le pied. Un diagnostic confirmé plus tard en Belgique. La fillette, 4 ans aujourd’hui, a besoin d’un lourd suivi médical et aura des séquelles neurologiques à vie.  » Il faut savoir ce que l’on peut assumer ou non. Moi, je ne désirais pas un enfant porteur d’un handicap. Mon parcours a été douloureux, il a été consigné dans notre dossier d’adoption « , explique Rachida qui, à l’adolescence, a connu la perte d’une soeur handicapée.

Adoption au Maroc : des parents belges trompés ?
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Ni évalués ni accompagnés

En effet, lors de leur préparation, les candidats à l’adoption doivent faire un choix et le détailler : sont-ils prêts à accepter un handicap, une maladie ? Si oui, avec lesquels sont-ils à l’aise ? Ils bénéficient alors d’un encadrement spécifique et reçoivent une grille à cocher contenant des pathologies : bec-de-lièvre, pied bot, doigt surnuméraire, hépatites B et C, VIH, malformation cardiaque, trisomie… Les Cherkaoui, eux, n’ont été ni évalués ni accompagnés (NDLR : comme l’exige la procédure en vigueur) par leur organisme pour l’accueil d’un enfant handicapé.  » La convention de La Haye sur l’adoption, signée par la Belgique, insistent-ils, déclare que l’adoption d’un enfant porteur de handicap ne s’improvise pas ! Pourtant c’est ce qu’on nous oblige à faire : de l’improvisation, à nos frais, sans aide et sans reconnaissance. Nous, nous n’avons rien signé avec le Maroc ; c’est ici, en tant que citoyens belges à part entière, que nous avons lancé notre procédure d’adoption. La Fédération Wallonie-Bruxelles est responsable de notre parcours.  »

L’adoption d’un enfant handicapé ne s’improvise pas ! Pourtant, c’est ce qu’on nous oblige à faire.

Aujourd’hui, le couple a la conviction d’avoir été trompé. Rachida et Nabil ont reçu le dossier de Rania deux mois avant leur départ : quelques photos et des analyses sanguines avec, en particulier, un dépistage des sérologies infectieuses (hépatite B, C, HIV…) réalisées quand le nourrisson avait dix jours, ainsi que le périmètre crânien, le poids et la taille à trois moments différents. S’y trouve également une  » fiche de développement « , dans laquelle on reprend l’identification de l’adopté, celle de ses parents biologiques, ses comportements, ses habitudes, son développement, ses aptitudes…  » Ce document n’est pas signé et on ignore la qualification de ceux qui le rédigent, dénonce la mère. Dans le dossier d’apparentement, il n’y a pas de rapport médical, pas plus que dans les validations apportées par l’organisme d’adoption et par l’Autorité centrale communautaire, l’administration chargée de superviser les adoptions.  » En effet, la convention de La Haye incite les autorités à  » rassembler, conserver et échanger des informations relatives à l’enfant « . Sur ce point précis d’un rapport médical inscrit dans la convention, le ministre répond qu’il s’agit  » d’un outil méthodologique proposé  » et qu' » il constitue une sorte d’idéal vers lequel tendre progressivement en tenant compte évidemment des réalités fort diverses des pays d’origine « .

Le rapport médical constitue une sorte d’idéal vers lequel tendre, en tenant compte des réalités fort diverses des pays d’origine.

En outre, depuis juillet 2014, l’organisme d’adoption agréé (OAA) doit soumettre à un médecin belge les informations médicales sur l’enfant, et ce avant qu’il ne soit proposé aux futurs adoptants. Si l’état de santé soulève des doutes, le compte rendu médical peut être transmis à un médecin spécialiste et des tests supplémentaires peuvent être sollicités auprès du pays d’origine. L’obligation a bien été respectée : un praticien a vérifié la fiche de Rania. A ses yeux, rien d’anormal, s’étant prononcé sur les informations fournies par Enfants de l’espoir.

En juillet 2016, en quête d’aide, les Cherkaoui s’adressent naturellement à l’Autorité centrale communautaire (ACC), l’administration en charge de l’adoption en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). C’est elle qui approuve en amont l’apparentement (confier un enfant à une famille appropriée, marquant le début de l’adoption). Pour valider ce  » matching « , le service public s’appuie sur le dossier produit par l’OAA, renfermant notamment les aspects administratifs, sociaux, psychologiques et médicaux. Autrement dit, en autorisant le jumelage, l’ACC assume une responsabilité individuelle dans chaque adoption.

L’autorité interroge alors la collaboratrice locale de l’association Enfants de l’espoir, censée recueillir les données disponibles sur les enfants proposés à l’adoption. La correspondante fournit alors un bilan plus détaillé de la fillette, après s’être rendue à l’hôpital où Rania est née : son dossier faisait état d’une naissance par césarienne et d’une souffrance chez le nouveau-né. Ce qui avait nécessité un transfert dans un service de néonatologie.  » S’il y a une certitude, c’est que des documents auraient pu être trouvés. Pour cela, il aurait fallu chercher « , commente la mère adoptive. Le Vif/L’Express a également recueilli le témoignage de Fathia et Abed Hilal. Il y a six ans, au printemps 2012, Enfants de l’espoir leur apprend qu’un garçon de 18 mois les attend dans une pouponnière de Tétouan.  » Nous avions reçu peu d’informations : une copie papier d’une photo couleur et une fiche signalétique non signée et non datée, rédigée au crayon « , rapporte Fathia. Sur place, les futurs parents constatent que le bambin marche mal et présente de multiples blessures à une main, qu’il porte régulièrement à la bouche pour la ronger. Ils questionnent sa nounou, qui leur donne son dossier.  » Tout était là : son album, avec ses photos, celle de l’orphelinat, ses habitudes et sa médication « , enchaîne Fathia. On peut y lire que l’enfant a reçu du Valium dès le deuxième jour de sa naissance et qu’il est sous Dépakine, un antiépileptique. Ils voient également un pédiatre, médecin à l’hôpital civil de Tétouan qui examine bénévolement les petits pensionnaires. Ce dernier assure avoir diagnostiqué cet enfant autiste. Après une semaine, les Hilal ont décidé de dire non et sont rentrés sans petit garçon.

Les Hilal ont poursuivi Enfants de l’espoir au tribunal civil. En 2014, le jugement reconnaît qu’il y a eu  » faute  » et que l’organisme d’adoption  » a fait preuve de négligence et d’imprudence « . Ce qui a conduit le ministre, Rachid Madrane, et son administration à obliger tous les OAA de faire vérifier les informations médicales par un médecin belge. En juin dernier, les Cherkaoui ont également déposé plainte contre l’ACC et Enfants de l’espoir auprès de la même juridiction. Tandis que six autres cas ont été signalés – sur plus de 140 enfants adoptés au Maroc depuis 2008 -, parmi lesquels la maladie ou les troubles sont apparus plusieurs années après l’arrivée de l’enfant en Belgique.

Adoption au Maroc : des parents belges trompés ?
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Des questions

Ces parents ont-ils été abusés alors que la réalité était tout autre ? Les orphelinats marocains auraient-ils délibérément passé les handicaps sous silence ? L’intervenant Enfants de l’espoir a-t-il manqué de rigueur ? Au mois d’octobre 2016, après avoir pris connaissance de l’histoire de Rania, Rachid Madrane a imposé qu’à l’avenir, chaque enfant marocain proposé à l’adoption soit vu auparavant par un médecin ou un psychologue de l’agence belge d’adoption. Pour autant, le ministre et son administration estiment qu’Enfants de l’espoir n’est pas fautif.

Enfants de l’espoir est une association décrite par le milieu de l’adoption comme étant  » au-dessus de tout soupçon « . La réponse des parents que Le Vif/L’Express a rencontrés est tout autre et pointe en sus les activités de sa coordinatrice, bien loin de l’adoption. Par l’intermédiaire d’une société qu’elle préside, basée dans les mêmes locaux qu’Enfants de l’espoir, la responsable propose des sessions de coaching personnel, des consultations en fleurs de Bach, des séances de comportementalisme félin et canin… Dans ses annonces, elle se présente comme aromathérapeute, naturopathe, radiesthésiste (utilisation du pendule) et tarologue.

A l’avenir, chaque enfant marocain proposé à l’adoption doit être vu par un médecin belge.

Interrogée en 2016 par le médiateur de la FWB, l’ACC a reconnu que, dans les crèches marocaines, les fiches de développement de l’enfant étaient alors remplies de manière aléatoire, puisqu’il peut s’agir d’une nounou, d’une assistante sociale ou d’un médecin bénévole qui passe de temps en temps. Depuis lors, l’autorité et les deux OAA habilités au Maroc ont élaboré une évaluation médicale plus professionnelle et plus soignée, comme cela se pratique déjà avec d’autres pays, en Thaïlande et en Inde, par exemple. Contactée par Le Vif/L’Express, Oriane Stévart, pédiatre infectiologue spécialisée en adoption internationale et qui collabore avec l’organisme A la croisée des chemins, admet qu’il faut renforcer davantage encore le contrôle médical et psychosocial sur place.  » On continue à sensibiliser les partenaires marocains à l’importance de disposer d’informations médicales précises et fiables sur les circonstances de l’abandon, sur l’accouchement, sur l’état de santé de la mère biologique « , déclare la médecin. Néanmoins, selon elle, il demeure quelques pratiques problématiques. Ainsi les hôpitaux (si le bébé y est né) communiquent trop rarement les informations médicales lors du transfert de l’enfant à l’orphelinat, le personnel de crèches, lui, fait peu appel aux médecins, et ces derniers sont des bénévoles qui visitent les pensionnaires épisodiquement.

Dernier recours

Est-ce suffisant ? Au-delà de l’histoire de Rania, il est parfois impossible de remplir les trous si bien qu’il reste des inconnues. On ne connaît pas l’histoire familiale de l’enfant abandonné. On ignore l’état de santé de la mère, celui du père, leurs antécédents… Certains troubles mentaux et certaines pathologies demeurent plus difficiles à dépister chez un tout-petit. Au cabinet du ministre, on répète que le risque zéro n’existe jamais, ni pour un enfant adopté, ni pour un enfant biologique. Dès le cycle de préparation, les candidats adoptants en sont désormais avertis.  » La procédure se veut désormais beaucoup plus décourageante « , affirme Oriane Stévart, qui ajoute, elle aussi, que, malgré tous les filtres,  » l’adoption n’est jamais infaillible « . Ce à quoi Rachida répond que  » lorsque même un rapport médical sur l’enfant n’est pas fourni, que ses données médicales ne sont pas récoltées, en clair, qu’il n’y a aucun filtre, il est difficilement acceptable et inapproprié de parler de risques liés à l’adoption « .

(1) Tous les noms ont été changés mais sont connus de la rédaction.

Difficile, long et lourd

L’adoption internationale est devenue difficile, longue et les profils d’enfants sont plus complexes. Les derniers chiffres marquent une évolution qui semble inéluctable : amorcée il y a un peu plus de dix ans, la forte décrue du nombre d’enfants étrangers adoptés en Belgique se poursuit. Ils n’ont été que 60 en 2017, contre 366 au milieu des années 2000. La procédure dure désormais cinq ans en moyenne.

Les raisons se trouvent dans les pays de naissance des enfants. Tout d’abord, ils sont de plus en plus nombreux à ratifier la convention de La Haye de 1993. Le texte établit le principe de subsidiarité : l’adoption internationale ne peut être envisagée qu’à défaut d’une solution nationale. En résumé, c’est en dernier recours qu’un enfant peut être adopté par des étrangers. Autrement dit, parce que personne dans son pays n’a voulu l’adopter.

Parallèlement, les anciens grands pays d’origine – Chine, Russie, Inde… – se développent. Leurs classes moyennes sont elles-mêmes candidates à l’adoption. Ainsi, depuis 2015, plus aucune demande d’adoption belge n’a été introduite en Chine. Le Belarus et le Mali ont même complètement fermé les adoptions internationales. La Belgique a suspendu les adoptions en Ukraine et au Népal. L’an dernier, les enfants originaires de l’étranger venaient principalement de Thaïlande, du Maroc, d’Afrique du Sud ou encore de Colombie.

L' » offre  » se réduit donc, et davantage encore quand on sait que le Maroc impose aux futurs parents d’être musulmans et pour au moins l’un d’entre eux d’être de souche marocaine -, alors qu’il y a toujours autant de postulants. Résultat : le rêve d’adopter un bébé en bonne santé semble aujourd’hui peu réaliste. Ainsi, depuis plusieurs années, ce sont davantage des enfants  » à besoins spécifiques « , porteurs d’un handicap, en fratrie ou âgés de plus de 5 ans, qui sont proposés à l’adoption. En 2017, 39 % des enfants adoptés avaient plus de 5 ans contre 14 % en 2012. Certains pays ne proposent plus que ce type d’enfants. Pour autant, les candidats à l’adoption recherchent des  » particularités de moindre importance « , affirme Oriane Stévart, pédiatre infectiologue spécialisée en adoption internationale. Entre un doigt surnuméraire ou un problème congénital, un enfant de plus de 5 ans ou un retard mental, de l’asthme ou une cardiopathie,  » le choix est vite fait « , convient la médecin. Si ces adoptions sont souvent consenties par des parents aux abois, elles sont parfois subies, à cause d’orphelinats qui passent plus ou moins délibérément le handicap sous silence.  » Mais très souvent aussi par méconnaissance ou ignorance, analyse-t-elle. Et malgré ce qu’on peut lire dans les médias, la plupart des histoires finissent bien. Ces enfants ont une chance d’accéder à des soins dont ils n’auraient jamais pu profiter chez eux. « 

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