Dyab Abou Jahjah © Lieven Van Assche

Abou Jahjah : « A Anvers, le pouvoir se prend pour une majorité »

L’ex-ennemi public numéro 1, ancien leader de la Ligue arabe européenne qui avait fait trembler Anvers en 2002, est revenu tout assagi du Liban en 2013. Acquitté en appel de l’accusation d’être un fauteur d’émeute, il vient de sortir un ouvrage De stad is van ons- Manifest van de nieuwe meerderheid (La ville nous appartient- Manifeste de la nouvelle majorité). L’homme écrit dans De Standaard et prodigue des conseils professionnels sur la gestion des nouvelles réalités urbaines.

Le Vif/L’Express : Dans De stad is van ons, vous décrivez deux scénarios apocalyptiques qui se déroulent à Anvers, où allochtones et autochtones vivent sur des territoires différents. La guerre civile éclate. Une vision à la libanaise. De la politique-fiction ?

Dyab Abou Jahjah : Vous avez bien caractérisé cette partie de mon livre. C’est de la politique-fiction. Aux Etats-Unis, certains se sont fait un nom en pratiquant cet exercice, comme George Friedman, qui a fondé Stratfor, une société privée de renseignement. La méthode consiste à projeter des éléments conflictuels dans le temps et dans l’espace, et d’essayer de simuler une évolution négative ou positive sur une vingtaine ou une trentaine d’années. Beaucoup de gens n’ont pas le sens du temps… En 1982, si j’avais écrit que l’Union soviétique allait s’écrouler, qu’il y allait avoir une guerre en Tchétchénie, en Géorgie, en Ouzbékistan, que les chars de l’armée allaient encercler la Douma et qu’un député nommé Eltsine allait monter sur un tank, tout cela aurait été considéré comme de la foutaise. Et pourtant, tout cela s’est produit en 1991. Non, ce n’est pas une projection d’images libanaises… C’est de la simulation, de la fiction politique, mais il faut faire gaffe. Les pilotes d’avion font des simulations de crash parce que les crashes existent aussi.

C’est dans les villes que se jouerait l’avenir de nos sociétés. D’où le contre-exemple anversois…

Le premier scénario anversois décrit l’exode des classes moyennes vers la périphérie. La classe moyenne, majoritairement autochtone et partiellement non-autochtone, fuit la ville ; celle-ci devient une concentration de problèmes socio-économiques et de formes de vie archaïques ; l’Etat-Providence se déconstruit ; le lumpenprolétariat qui y est confiné ne survit que grâce à une économie parallèle focalisée sur la drogue et d’autres trafics. Inévitablement, de tels centres-villes sont cernés par un cordon sécuritaire, car les mafias et les organisations extrémistes de type salafiste cherchent à s’étendre. L’autre scénario est encore plus inquiétant : les pauvres chassés des villes, les riches retranchés à l’intérieur de celles-ci. En Europe, la tendance est à la reconquête des villes par les classes moyennes, tandis que les pauvres sont repoussés vers la périphérie, où ils deviennent invisibles et, donc, encore plus abandonnés à leur sort. Ce double mouvement de gentrification et de suburbanisation est dangereux. L’Etat-Providence a su pacifier l’Europe. Son affaiblissement serait synonyme d’appauvrissement des classes moyennes et verrait l’apparition de politiques révolutionnaires. Va-t-on aller vers l’escalade ? J’espère que non. Il faut améliorer les conditions de vie en centre-ville sans déplacer les populations et permettre à un maximum de pauvres d’accéder à la classe moyenne.

Vous portez un jugement plus indulgent, voire amoureux, sur Bruxelles.

J’y habite depuis 2005 et je m’y sens de mieux en mieux. Si Bruxelles avait les moyens de mener une politique bruxelloise, elle aurait pu avancer plus rapidement, mais elle doit tenir compte du fait qu’elle est la capitale de l’Europe et un tampon entre la Flandre et la Wallonie. Les choses évoluent dans la bonne direction parce que personne, à Bruxelles, n’est en train de se prendre pour une majorité. Il y a une diversité symbolique. Le risque serait de laisser les communautés se juxtaposer. Il faut essayer d’investir dans tous les quartiers et de créer une homogénéité socio-économique, parce qu’une classe moyenne développe une culture commune. A Anvers, le pouvoir se prend pour une majorité, ce qui rend nerveuses les minorités, elles qui seront majoritaires dans quelques années. La nouvelle majorité dont je parle dans mon livre n’est pas culturelle ni ethnique : elle est fondée sur la citoyenneté. Avec la Ligue arabe européenne, nous tenions un discours communautariste, nous croyions qu’il fallait affirmer son identité pour s’émanciper. Nous avons pris une distance avec ce genre de discours qui est celui de Bart De Wever, proclamant au balcon de l’hôtel de ville d’Anvers, De stad is van ons, « la ville est à nous ».

L’intégralité de l’entretien dans Le Vif/L’Express de cette semaine

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