Le 22 mars 2016, Janet Winston-Young et son mari Fred ont tenté de venir en aide aux victimes de l'attentat plus gravement atteintes devant l'entrée de l'aéroport, pendant plus d'une heure dans l'attente des secours. © getty images

22 mars: Janet Winston-Young et son mari, victimes au secours des blessés (témoignage)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Janet Winston-Young a été victime, avec son mari, de la première bombe déclenchée à l’aéroport. Cinq ans plus tard, elle en subit encore les conséquences. Mais c’est l’heure passée à secourir les blessés qui l’a le plus marquée.

Le 22 mars 2016, Janet Winston-Young accompagne son mari Fred en partance pour les Etats-Unis. Cheville ouvrière de l’association FormaSport qui organise des voyages pour des basketteurs belges en quête de bourses universitaires aux Etats-Unis, il part préparer une future session. A 7 h 58, ils sont dans la file d’attente d’embarquement de Delta Airlines lorsque leur vie bascule dans l’horreur. Par miracle, l’un et l’autre s’en sortent. Pendant plus d’une heure, ils tentent de porter secours aux victimes plus atteintes qui gisent devant l’aéroport. Certains survivront, d’autres pas. Dans Paris-Bruxelles, au coeur des attentats (1), Janet Winston-Young tente de raconter l’indicible, explique la sidération et les questions fondamentales qui surgissent tout de suite, et détaille le long chemin de la reconstruction. Un témoignage poignant et d’une grande sincérité.

Quand vous êtes confronté à une barbarie sans nom, vous n’avez pas envie d’appliquer ces valeurs à tout le monde.

Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’écrire un livre?

Tout au long de ma convalescence, j’ai tenu un journal intime. En le relisant, je me suis rendu compte du chemin parcouru et de certaines choses extraordinaires que j’avais vécues. Je me suis dit que je pourrais les partager. Au départ, j’écri-vais donc principalement pour les autres. Mais je me suis vite aperçue qu’il était aussi important pour moi de mettre sur papier les détails de ce qui s’était passé à l’aéroport parce que j’avais peur de les oublier. Les écrire me permettait de lâcher prise. Souvent les gens me demandent si pour moi, il y a un avant et un après les attentats. J’ai plutôt le sentiment que je suis passée au travers de quelque chose, comme au travers d’une fenêtre. Je suis passée de l’autre côté, mais j’ai été blessée par le choc ainsi que par beaucoup de morceaux de verre, et j’en garde des cicatrices. Il n’empêche, je suis passée de l’autre côté. Il est donc possible de dépasser un traumatisme et de continuer sa route. Je voulais aussi partager ce message.

Janet Winston-Young en compagnie de son mari Fred:
Janet Winston-Young en compagnie de son mari Fred: « La lumière au bout du tunnel existe. »© dr

Vous écrivez qu’ « en aucune manière, l’horreur ne peut se décrire par les mots ». Avez-vous néanmoins le sentiment d’avoir pu approcher la réalité de cette horreur?

Pas complètement. Il y a des choses qui ne se racontent pas. J’aurais pu écrire d’autres chapitres, mais ils auraient impliqué des familles qui ont perdu un être cher. Et puis, pour certaines choses, il n’y a tout simplement pas de mots. C’est inexprimable… Quand la bombe a explosé, j’ai vu la boule de feu venir vers moi. D’ailleurs, j’ai eu un flash-back plusieurs semaines après, le feu qui me léchait le visage. Tout de suite, j’ai su qu’il s’agissait d’une bombe. J’ai été projetée au sol. Alors que je m’évanouissais, je me suis dit: « Je crois que je suis en train de mourir, maintenant. C’est bien. » J’étais paisible. Cela a été pour moi une expérience extra- ordinaire. Je l’ai même revécue dans un rêve que je raconte dans mon livre. Quand je suis revenue à moi au milieu du carnage et que je me suis relevée, il y avait des personnes décédées à mes pieds, c’était terrible. Mais c’est la grosse heure que j’ai passée avec Fred sur le trottoir de l’aéroport à essayer d’accompagner des blessés très graves qui m’a le plus affectée pendant ma convalescence. Etonnement, ce jour-là, j’ai pu garder mon calme et essayer de me rendre utile. Par le passé, il m’était déjà arrivé de m’évanouir en voyant un infirmier effectuer une prise de sang à une patiente âgée. J’ai le sentiment que c’est ma conception de la vie et de ma place dans le monde qui m’a aidée à ne pas paniquer sur le trottoir. J’avais certains repères, une façon de voir les choses. Evidemment, les grandes questions de la vie n’ont pas manqué de se pousser au portillon pendant ma convalescence. Impossible de les éviter.

En quoi votre foi chrétienne vous a-t-elle aidée à vivre ces moments?

Le moins que l’on puisse dire est que mes convictions personnelles ont été testées, mais je pense que la conception du monde et de l’homme offerte par la foi chrétienne collait à la réalité. Il y a quelque chose qui cloche en nous. Nous, les humains, nous sommes capables de faire des choses épouvantables. Heureusement, nous pouvons aussi faire le bien, mais une idéologie me disant qu’au fond l’homme est bon n’allait pas faire l’affaire pour moi dans ma situation. Cela dit, je crois à la valeur inaliénable de chaque être humain, et j’adhère à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais quand vous êtes confronté à une barbarie sans nom, vous n’avez pas envie d’appliquer ces valeurs à tout le monde. J’ai dû décider si j’allais le faire ou non. Finalement, cette vision du monde et de l’homme que j’avais développée au fil des années de par ma foi est ce qui m’a permis de ne pas devenir amère, mais plutôt de me reconstruire et de garder le cap. D’une certaine manière, depuis les attentats, je me trouve plus fragile physiquement. Je me fatigue plus vite. J’ai pris un coup de vieux, c’est une évidence. Aussi, mes émotions sont sans doute plus à fleur de peau qu’auparavant. Mais intérieurement, je me trouve plus forte. Malgré les difficultés, j’ai pu faire face à la réalité et me reconstruire. Je pense que dans les circonstances, ma vision du monde et mes convictions personnelles ont eu un réel impact positif sur moi et sur mes émotions.

Lorsque j’ai vu de mes propres yeux ce dont nous sommes capables, je me suis dit: « Heureusement que ce n’est pas moi qui ai fait cela.

Dans votre livre, vous évoquez aussi la « bulle de silence » qui vous affecte. Comment vous sentez-vous cinq ans après les attentats?

Hier justement, j’ai dû aller à l’hôpital et passer quatre heures de tests auditifs. Je suis appelée à vivre avec mes problèmes d’audition. Je suis confrontée à une fatigue consécutive au fait de ne pas bien entendre et une autre liée à la sensibilité aux sons. Je suis très reconnaissante à la technologie. Ma bulle de silence s’est tout de même un peu résorbée lorsque j’ai eu des appareils auditifs. Il n’en reste pas moins qu’au quotidien, la communication peut être difficile et que mon ouïe continue à se détériorer. C’est pour cela que je me dis souvent « Quand c’est fini, cela continue ». Pour beaucoup de gens, heureusement, les attentats, c’est du passé. Je suis contente que la Belgique puisse tourner la page et aller de l’avant. Nous sommes face à d’autres défis maintenant, la pandémie, etc. Mais pour les personnes qui ont vécu les attentats de très près, quand c’est fini, cela continue… Il faut composer avec cela.

Vous critiquez « cette tendance actuelle à désincarner la source des conflits et de la violence qui agitent les hommes sans cibler le coeur du problème ». Trouvez-vous que l’on accorde une place trop grande à la responsabilité de la société dans la violence de certains?

Je pense que l’on ne parle pas suffisamment du coeur du problème. Dans toutes les sociétés, il y a des inégalités, du racisme, de la violence qui entraîne de la violence. C’est une réalité. Je ne veux pas la nier. Mais qu’est-ce qui vient d’abord, la société ou les personnes qui la composent? D’où vient cette violence qui agite le coeur des humains? Me retrouvant du côté des personnes qui ont été affectées par ces actes, je me suis un peu insurgée contre le discours ambiant. Car si ce qui s’est passé est « la faute à la société », cela voudrait dire que les victimes seraient responsables de ce qui leur est arrivé tandis que ceux qui ont mal agi seraient des victimes du système. Où se situe véritablement la source des conflits qui nous agitent? A un moment donné, nous devons chercher réponse à cette question. A mon avis, la responsabilité morale d’un individu doit prendre le dessus sur le reste.

(1) Paris-Bruxelles, au coeur des attentats, par Janet Winston-Young, Le Passeur, 256 p.
(1) Paris-Bruxelles, au coeur des attentats, par Janet Winston-Young, Le Passeur, 256 p.

Dès que vous percevez que ce qui vous arrive résulte d’un acte terroriste, vous pensez: « Ouf, je n’ai pas participé à cela. » Comment expliquez-vous cette réaction?

Lorsque j’étais jeune, je réfléchissais beaucoup à ma vie, à sa direction, et à la question « Est-ce que Dieu existe ou pas? » A cette époque, Bob Dylan chantait You’re gonna have to serve somebody. Vous devrez servir quelqu’un. Vous devrez poser un choix, entre Dieu et Satan, disait-il. John Lennon proposait une autre alternative et chantait Serve yourself! Je m’interrogeais sur toutes ces questions d’ordre existentiel, et je me demandais comment j’allais mener ma vie. A l’école, nous avions discuté de l’expérience de Stanley Milgram qui démontrait que 65% des personnes à qui était donné le pouvoir de torturer quelqu’un y consentaient. Je me suis demandé ce que je ferais dans une telle situation et j’ai eu peur de moi-même. J’ai alors consciemment décidé de me positionner pour Dieu, de le servir plutôt que de mettre le doigt dans un engrenage néfaste et sombre. J’avais eu trop peur de moi-même. C’est pourquoi, lorsque je me suis relevée au milieu des décombres et que j’ai vu de mes propres yeux ce dont nous sommes capables, je me suis dit: « Heureusement que ce n’est pas moi qui ai fait cela. » J’étais soulagée. Comment aurais-je pu vivre avec moi-même après cela? Pour moi, il aurait été pire d’être enfermée dans cet acte que j’aurais posé que de vivre avec les conséquences de ce que j’ai subi. Je pense que chacun peut trouver la lumière au bout du tunnel. Elle existe. Pour ma part, je n’ai jamais regretté de l’avoir suivie. C’est cela aussi que j’ai voulu partager.

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