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Pourquoi s’énerve-t-on au volant ?

Le Vif

Plus de la moitié des automobilistes s’énervent devant un comportement irrespectueux des autres usagers de la route. Qui mieux qu’un biologiste de l’évolution pourrait décrypter la nature de l’homo mobiliens, ce primate perdu dans le trafic ? Feu vert au professeur Mark Nelissen (université d’Anvers).

Talonner la voiture qui précède, rouler trop vite ou trop lentement, ne pas respecter le code de la route, doubler par la droite… Tels sont les principaux sujets d’irritation dans le trafic. Parfois, lorsqu’un conducteur dépasse franchement les bornes, le savoir-vivre vole en éclats. Le Vif Extra a interrogé Mark Nelissen, biologiste de l’évolution, sur le comportement territorial au volant.

La courtoisie et le savoir-vivre, que nous soyons ou non dans le trafic, sont-ils des comportements acquis ou innés ?

Mark Nelissen : « Tout dépend de la forme de savoir-vivre dont il est question. Nous adoptons très souvent une forme de politesse vis-à-vis de ceux qui occupent un rang plus élevé dans la hiérarchie : notre patron ou quelqu’un que l’on admire. En réalité, il s’agit d’un comportement lié à la position sociale. Dans mon livre à paraître (Bloot toeval), je décris ce phénomène : nous nous plaçons tous à un certain niveau dans l’échelle sociale, les autres se trouvant soit un peu plus haut, soit un peu plus bas que nous. Nous adaptons notre comportement à cette position. Si l’on parle avec quelqu’un qui se trouve au-dessus de nous, on lui signifie notre soumission. D’une manière très subtile, on le lui fait comprendre et c’est ce que l’on considère comme de la courtoisie, de la politesse.

Et si la personne se trouve en dessous de nous ?

Nous adoptons également un comportement spécifique vis-à-vis des personnes que nous considérons comme en dessous de nous, sur l’échelle sociale : ce que l’on appelle en biologie l’inhibition de l’agression. Il s’agit de réfréner notre agressivité, de montrer que l’on a de bonnes intentions. On adopte même un ton un peu obséquieux, ce qui est à nouveau perçu comme une marque de courtoisie. La manière dont ce comportement est rempli avec des mots spécifiques ou un langage non verbal est, en effet, déterminé culturellement, c’est la nurture en lieu et place de la nature. On parle d’un code de savoir-vivre. Mais le fait que nous fassions preuve instinctivement d’une certaine politesse a un fondement biologique indéniable. »

Est-ce aussi valable au volant ?

On ne perçoit pas tout de suite l’autre conducteur dans sa caisse de métal. Ce que l’on voit en premier, c’est une Porsche hors de prix ou une voiture sans permis bon marché – des voitures qui reflètent un statut social différent.

« Dans la circulation, les comportements en vigueur sont généralement des comportements territoriaux. À vrai dire, il y a trois facteurs majeurs qui déterminent notre comportement de tous les jours : notre sexe, notre position sociale et notre territorialité. À différents niveaux : notre villa avec jardin est un territoire mais la zone qui entoure notre propre corps en est un autre. On peut les représenter sous la forme de cercles concentriques. Chaque individu a délimité une zone autour de lui dans laquelle ne pénètre pas qui veut. Un parfait inconnu sera tenu de préférence à deux mètres de distance, une connaissance pourra se rapprocher d’un mètre, seuls les êtres chers seront autorisés à venir se blottir contre lui. Ce territoire individuel est mobile, nous l’emportons avec nous. Une voiture est également un territoire, et nous l’emportons également avec nous. On se sent donc facilement agressé car les cercles territoriaux qui entourent notre voiture s’étendent bien au-delà de ceux qui entourent notre corps et les autres sont vite « trop près ». Cela crée une tension, chez nous comme chez l’autre. Heureusement, cette agression est immédiatement réprimée, autrement nous serions constamment en colère. Mais il arrive que l’on dérape quand même. »

QUAND NOTRE CERVEAU REPTILIEN PREND LE DESSUS

Desmond Morris s’étonnait que nous soyons dans l’ensemble si courtois les uns avec les autres. Ce qui l’étonnait, ce n’était pas tant les rares moments où la situation s’envenime que le fait que cela ne dérape pas tout le temps. En va-t-il de même dans le trafic ?

« C’est la résultante d’un processus d’apprentissage. Lorsque vous venez de décrocher votre permis de conduire, le comportement des autres automobilistes vous irrite très vite : untel roule trop vite, untel trop lentement. Au bout d’un certain nombre d’heures de conduite, vous avez appris ce que font les autres automobilistes et vous en tenez compte. La plupart du temps, vous oubliez qu’il vous arrive de commettre vous-même des infractions. C’est pourquoi vous vous sentez moins vite agressé et vous respectez davantage le code de savoir-vivre de l’automobiliste, parce que vous l’avez appris. Desmond Morris a raison, nous sommes constamment en train de nous réfréner, y compris par peur. L’origine de ce comportement se situe dans l’amygdale, une région de notre cerveau qui déclenche en permanence certaines émotions, comme la peur ou la colère. C’est une partie de notre cerveau reptilien, mais celui-ci est continuellement réfréné par notre cerveau plus récent, notre cortex cérébral. Le cerveau rationnel réprime ce cerveau plus archaïque. »

Pour revenir aux faits et gestes qui nous énervent, les modèles de voiture en font-ils partie ? Les conducteurs de BMW se plaignent souvent de la manière désobligeante dont les autres automobilistes les traitent et de leurs manoeuvres provocantes.

« C’est lié au comportement de position sociale. Un conducteur au volant d’une voiture au coût élevé envoie involontairement le signal : « Je suis au-dessus de vous. Je peux me payer ce modèle. » L’argent est le moyen par lequel nous fixons notre position sociale, exactement comme un chimpanzé le fait en étant grand et fort. Donc, lorsque vous voyez quelqu’un au volant d’une voiture hors de prix, vous voyez en réalité quelqu’un au comportement dominant, qui se croit plus haut que vous dans l’échelle sociale. Si cet automobiliste commet une infraction, vous allez ressentir d’autant plus de hargne. »

Parce qu’il transgresse un code ? Parce qu’il ne montre pas d’inhibition ?

« Oui, et surtout parce qu’il abuse de son pouvoir. Même si ce n’est pas le cas. Si vous êtes doublé à toute vitesse par une grosse voiture allemande ou par une petite Volkswagen, objectivement c’est la même chose. Or, pour la VW vous allez penser : « Ah, ces jeunes, toujours pressés… » Vous n’en serez pas contrarié. Mais si c’est une grosse cylindrée, vous penserez : « Ce bourge se croit vraiment tout permis » ».

Peut-on apprendre la courtoisie au travers de campagnes de sécurité routière ?

« Oui, on peut l’apprendre. Le mécanisme de la tirette, par exemple, récemment rendu obligatoire : il stipule que vous devez utiliser la bande de circulation aussi longtemps que possible (donc, attendre d’être juste devant le rétrécissement pour s’intercaler sur la bande libre adjacente) – mais, hélas, tout le monde ne le sait pas. Il y a quelques années, vous deviez en général jouer des coudes pour parvenir à vous intercaler entre les autres automobilistes. Vous deviez, à vrai dire, être intolérant. Si tout le monde s’en tenait maintenant à la nouvelle règle, on supprimerait un bon nombre de comportements agressifs. Hélas, il est très difficile d’agir sur les comportements humains, parce qu’ils relèvent en grande partie de l’inconscient. Nos stimuli, dont je parlais à l’instant, déterminent déjà depuis des centaines de milliers d’années nos faits et gestes. Vous pouvez en être conscients de temps à autre et les corriger mais de là à les changer… »

PAR DIRK REMMERIE

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