Pour Lauren Groff, " vivre ensemble, c'est poursuivre une utopie ". © PATRICE NORMAND/REPORTERS

ROMANCE À DEUX VOIX

Dans Les Furies, l’Américaine Lauren Groff raconte l’histoire d’un mariage en deux temps et à deux voix : son récit à lui, sa version à elle. Une plongée fascinante dans la mythologie intime d’un couple, acclamée par Barack Obama.

 » Il n’y a pas si longtemps, j’ai souffert d’insomnie. Dans ces états de demi-conscience, les contours du monde me paraissaient parfaitement grotesques. Je regardais mon mari dormir à côté de moi, et j’avais ces bouffées de panique : je ne savais pas qui il était ! Et je ne savais plus qui j’étais, ni ce qu’était notre vie ! Quand vous traversez ce genre de moments, cela s’apparente à une véritable crise existentielle. Car même si le lendemain tout reprend un peu de sens avec le jour qui se lève, vous continuez à porter en vous ce sentiment de solitude si profonde. C’est effrayant.  »

L’inspiration peut surgir des moments les plus universellement bizarres de la vie. Quand on la rencontre en plein jet-lag parisien, Lauren Groff, grande silhouette saine à l’enthousiasme très américain, semble ne pas encore être tout à fait revenue de son vertige domestique. Connaissons-nous vraiment l’être à côté de qui on dort ? Quels récits échafaude-t-on à son propos pour se donner l’illusion de le connaître ? Quel étranger continue-t-il à être silencieusement, et sans nous ? A 38 ans seulement, et après Fugues (un recueil de nouvelles), Les Monstres de Templeton (le récit de l’enquête d’une jeune femme partie sur les traces de son père sur fond d’Amérique profonde) et Arcadia (sur le parcours épique du premier-né d’une communauté hippie des années 1960), la native de l’Etat de New York vient sans doute d’écrire, avec Les Furies, le roman d’une précoce consécration, spectaculairement plébiscité par Barack Obama himself.

C’est l’histoire de Lotto (pour  » Lancelot « , trait d’esprit de sa mère, qui veut en faire un chevalier) et Mathilde, jeunes universitaires beaux, privilégiés et follement amoureux qui voient le premier jour de leur mariage, à 22 ans à peine, coïncider avec le début du livre (cette scène d’ouverture, splendide et obsédante, sur une plage de Floride), et leur mort avec sa fin. L’ouvrage tisse, à la rencontre de leurs biographies respectives, le fascinant et complexe portrait d’un couple sans enfant – Lotto, acteur raté qui se reconvertira avec les années en dramaturge consacré, et Mathilde, splendide femme qui assure, dans l’ombre semble-t-il, le cadre vital à la carrière de son mari.  » L’envie d’écrire sur le mariage est née, non pas de mon désir d’aborder ce thème qui m’intéresse assez peu en soi, explique celle qui vit avec mari et enfants en Floride, mais de celle d’écrire sur tous ces thèmes et enjeux qu’un mariage – une union, un pacs, appelez ça comme vous voulez – suppose. Et je ne parle pas forcément d’adultère – en commençant ce livre, j’étais passablement agacée par ces récits de mariage qui parlent des tromperies comme d’un passage obligé. Il y avait d’autres enjeux, selon moi, à raconter l’histoire d’un couple qui continue à se désirer avec le temps : la misogynie institutionnalisée, mais aussi les règles avec lesquelles on régente la vie à deux : qui prend le pouvoir, et qui l’autorise, etc. Dès qu’il est question de pouvoir quelque part, c’est extraordinairement intéressant. D’ailleurs, visant les interactions humaines, les romans ne parlent que de ça au fond – de pouvoir et de temps.  »

Les années

Le temps, précisément, est un acteur clé de ce roman d’apprentissage singulier – celui de deux amants que l’on verra vieillir ensemble. Lotto est exubérant, charismatique : c’est logiquement au plus flamboyant élément du couple que Lauren Groff consacre la première moitié du livre. Sous la forme de la biographie brillante et ultraréférencée d’un dramaturge (ces références à Shakespeare, ces réminiscences de Thomas Mann, ces réponses à L’Odyssée), Lauren Groff fait le portrait d’un héritier.  » La partie de Lotto est construite narrativement sur d’autres modèles de fictions parce que c’est ce qu’il est : c’est un homme qui bâtit sa compréhension de la vie à partir de ce qu’il a lu. C’est la manière dont il reçoit le monde : à travers des idées reçues.  »

Page 234 pourtant, l’ouvrage bascule inopinément, quittant la voix de Lotto pour composer la matière d’un second roman, et nous laisser en d’autres mains – celles, a priori inoffensives, de Mathilde. C’est le volet le plus incontestablement page turner du livre – celui des révélations émanant de la personnalité et des impostures de son obscur personnage féminin.  » Je pense qu’il est difficile d’avoir une âme sans avoir de secrets, avance Lauren Groff. Y compris et surtout dans un couple. Je résiste absolument à l’idée de la thérapie de couple, à l’idée que vous deviez vous asseoir sur un divan à côté de votre amant et tout dire. Je crois que tout dire est incroyablement destructeur. Je pense que vous devez chérir quelque chose qui est seulement à vous. Même si vous en tirez de la honte ou de la culpabilité, c’est à vous. Votre trésor personnel.  »

Jusque-là assez fade, Mathilde apparaît peu à peu comme la grande manipulatrice et ordinatrice des existences –  » Je l’ai construite sur le modèle de la marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses « , avoue, en souriant, Laura Groff. Si Lotto est l’écrivain du couple, Mathilde révèle alors sa part éminemment créatrice – ou il s’agit de réinventer sa vie, et défendre bec et ongles son mariage, rencontre continuée des pensées et engagement des corps.  » Vivre en couple n’est pas juste une possibilité de réparation de là d’où l’on vient. C’est aussi la possibilité de se réimaginer. Mathilde se demande constamment si elle est une bonne ou une mauvaise personne. Elle ne peut pas trancher et, honnêtement, c’est un peu notre lot à tous, non ? (rires). Mais Lotto, qui en est épris, la voit comme une personne meilleure que ce qu’elle est. Et même si cette version d’elle n’est pas basée sur une pleine réalité, mais sur ce que lui voit à travers son propre narcissisme ou ses propres imperfections, elle sait ce qu’il voit d’elle. Et à partir du moment où il est capable de le voir, peut-être qu’elle le peut aussi… C’est une chose à laquelle je crois profondément : on peut dépasser ce qu’on est grâce à cette image que quelqu’un porte de nous en son coeur. C’est une pensée très encourageante, et réconfortante.  »

C’est peut-être la proposition la plus décisive du roman de Laura Groff – celle, qui sait, qui a su séduire Barack Obama : montrer, à travers une grammaire singulière, comment deux individus, leur enfance, leur inconscient et leurs failles, et chacun selon sa propre mythologie conductrice (dans le livre, Lotto est gouverné par les Parques, divinités incarnant le destin, Mathilde par les Furies, figures infernales personnifiant plutôt l’autodétermination vengeresse), tentent de composer et de faire oeuvre commune. Ou comment la littérature peut devenir le troisième personnage d’un couple.  » Vous savez, je suis toujours aussi incapable de vous dire ce qu’est un mariage après avoir écrit ce livre, mais si je peux dire une chose, c’est que je pense qu’un mariage doit être continuellement inventé. Vivre ensemble, c’est poursuivre une utopie. C’est se réveiller chaque jour et essayer chaque jour du mieux qu’on peut tout en sachant qu’on va échouer. Puis aller au lit ensemble, se réveiller le lendemain et essayer encore.  » Ou, comme le disait Nietzsche, idéalement cité dans ces Furies, le mariage est une longue conversation…

PAR YSALINE PARISIS, À PARIS

 » Je crois que tout dire est incroyablement destructeur  »

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