Jackson Bay,Ennemi public © JOHAN JACQUIER

Nouvelles stars

Jusque-là, ils étaient plutôt habitués aux planches et cantonnés aux seconds rôles au cinéma. Ils crèvent désormais l’écran dans des séries télé produites par la RTBF. Avec quels effets ? Petit tour de table.

Le lundi 6 février, on a pu entendre quelques cocoricos résonner en soirée. La série belge Ennemi public était diffusée en France. Pas n’importe où : sur TF1, en prime time. Les deux premiers épisodes de cette soirée ont rassemblé plus de 4 millions de téléspectateurs, se glissant ainsi directement au sommet des audiences avec 18,5 % de parts de marché. Quant à La Trêve, promue meilleure série francophone au dernier festival Séries mania, elle est passée cet été sur France 2. Mais l’horizon qui s’ouvre pour ces deux polars wallons est bien plus large que l’Hexagone : La Trêve a été vendue au géant américain Netflix pour être diffusée aux Etats-Unis, au Canada et en Grande- Bretagne, et Ennemi public a conquis plusieurs pays européens, de l’Espagne à la Norvège jusqu’à l’Australie. Autre source de fierté : toutes deux ont été achetées par la VRT. La Flandre, terre d’une longue tradition de productions télévisuelles, qui reconnaît la qualité de séries francophones, c’est le signe qu’il se passe quelque chose.

Et pourtant, rien n’était gagné d’avance. Installés dans les canapés du théâtre Océan Nord à Schaerbeek, où ils répètent actuellement La Musica deuxième de Marguerite Duras mis en scène par Guillemette Laurent (1), Catherine Salée (la bourgmestre Brigitte Fischer) et Yoann Blanc (l’inspecteur Peeters) se souviennent de leur hésitation quand Matthieu Donck, réalisateur et coscénariste de La Trêve, leur a proposé de participer à la série.  » Matthieu connaît très bien le milieu du théâtre, il y va depuis toujours, confie Catherine Salée. En écrivant le scénario avec Benjamin d’Aoust et Stéphane Bergmans, il avait plusieurs comédiens en tête et il nous a proposé les rôles sans qu’on passe de casting. Mais on était tous frileux, comme des chats qu’on allait plonger dans l’eau froide. Une série policière de la RTBF ? J’avais peur de me tirer une balle dans le pied.  »  » Quand j’expliquais à mes copains que j’allais jouer un inspecteur dans une série belge, ils me disaient : « Mais enfin, Yoann, tu ne vas pas faire ça ! Il y a neuf chances sur dix que ce soit Derrick« . Et encore Derrick, ça marche… « , rigole Yoann Blanc. Finalement, grâce à la force de persuasion du réalisateur, avec lequel certains avaient déjà collaboré, grâce aussi à la qualité du scénario et à la solidité du casting qui se composait progressivement, tout le monde s’est laissé convaincre.

Et c’est comme cela qu’en regardant La Trêve, les amateurs de théâtre retrouvent dans presque chaque plan des visages connus : outre les deux précités, Jasmina Douieb dans le rôle de la psy, Jean-Benoît Ugeux à la tête du club de foot, Philippe Grand’Henry en  » Indien « , Guillaume Kerbusch en jeune inspecteur, Benoît Van Dorslaer en médecin légiste, Lara Hubinont en fliquette timide mais efficace, etc. Tous plus ou moins novices en matière de télé.  » Sur le tournage, aucun chef de poste n’avait fait de série, rappelle Yoann Blanc. Ni le producteur, ni ceux qui écrivaient, ni le réalisateur, ni le mec du son, ni le mec de l’image n’avaient d’expérience. Moi j’avais juste joué un petit rôle à la télé. Parmi les acteurs, il y a juste Anne Coesens qui s’y était déjà frottée.  »

Il faut dire que dans le domaine des séries télé, la Belgique francophone a très longtemps vécu sous la coupe de la France. Alors qu’en Flandre, la VRT produit depuis les années 1990 ses propres séries avec des comédiens du cru qui reçoivent là une visibilité incomparable et acquièrent ainsi un statut de stars locales également relayé par le cinéma, il a fallu attendre le mitan des années 2000 pour que la RTBF relance, après des décennies de calme plat, sa machine à fictions. Septième Ciel Belgique misait ainsi sur le couple de deux acteurs belges plutôt estampillés  » théâtre « , Stéphanie Van Vyve et Yannick Renier (demi-frère de Jérémie). Sauf que la série était pilotée par un trio de scénaristes français. Au départ, la RTBF prévoyait trois saisons. Il n’y en aura finalement que deux. Pas assez d’audience.

Sans complexe

En 2007 débarque Melting Pot Café, sous une bannière  » comédie 100 % belge « .  » Il y avait un véritable esprit d’équipe et d’artisanat belge « , se souvient Stéphane Bissot qui, dix ans plus tard, se fait encore arrêter dans la rue en tant que Madame Astrid, la patronne du bistrot marollien autour duquel tournait la série.  » Cette fois-là, il était hors de question d’être complexés et même s’il n’y avait personne qui était rodé à la série télé, on allait apprendre ! Beaucoup n’y croyaient pas mais Melting Pot Café a réuni entre 290 000 et 350 000 spectateurs tous les mardis pendant trois saisons. Je pense que la série a ouvert la voie en Fédération Wallonie-Bruxelles. Aujourd’hui, il y a une profession qui est en train de pouvoir vivre de son métier. On doit sortir de l’amateurisme.  » Stéphane Bissot a un agent depuis 2001. Comme beaucoup d’acteurs belges – ou sortis d’écoles belges, comme le Suisse Yoann Blanc, issu de l’Insas, ou le Français Clément Manuel, frère Lucas dans Ennemi public, formé au conservatoire de Bruxelles -, elle jongle depuis ses débuts entre ciné (chez les frères Dardenne, Joachim Lafosse, Fabrice Du Welz…), télé et théâtre. Elle qui proclame qu' »un acteur ne doit pas attendre les coups de fil, sinon il s’éteint  » prépare pour le moment au Varia un seul-en-scène autobiographique, Après nous les mouches (2), où elle évolue dans un décor vidéo peuplé de fantômes conçu par le plasticien Thomas Israël.

L’effet télé

Autre exemple d’aller-retour payant : au théâtre de la place des Martyrs, Stéphanie Blanchoud, la Chloé Muller d’Ennemi public, présente prochainement Je suis un poids plume (3), un monologue inspiré de sa propre découverte de la boxe.  » C’est l’histoire d’une fille qui, au lendemain d’une séparation, se retrouve dans une salle de boxe, raconte-t-elle. A travers ce sport, cet épuisement, elle va renaître et trouver un nouveau souffle. C’est ma manière de rendre hommage à ce sport qu’on connaît peu et dont on a une image souvent faussée.  » Celle qui est aussi musicienne et qu’on a d’ailleurs vue sur un ring avec le crooner louvaniste Daan pour le clip de Décor présente aussi pour la première fois en Belgique Jackson Bay (4), la pièce qu’elle a écrite et mise en scène et où l’on retrouve d’ailleurs l’un de ses comparses d’Ennemi public, le formidable Philippe Jeusette. Un huis clos se déroulant dans la cuisine d’un camping sur la côte néo-zélandaise, où quatre touristes coincés par une intempérie sont contraints de cohabiter.

Est-ce à dire que Stéphanie Blanchoud voit plutôt son avenir au théâtre ?  » Non. Pour moi, c’est jouer qui est une priorité. La vie et les rencontres font que ça se passe plutôt sur une scène ou plutôt devant la caméra. C’est vrai qu’au moment d’Ennemi public, j’avais beaucoup plus joué au théâtre, j’avais juste tourné deux longs-métrages, dans des seconds rôles. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai adoré cette expérience. Tout à coup je me suis retrouvée à tenir un personnage pendant quatre mois. C’était un formidable défi.  » Un constat enthousiaste que partage Catherine Salée :  » C’était le pied de pouvoir enfin avoir un personnage qui connaît vraiment une évolution. Alors qu’au cinéma, j’enchaîne des seconds rôles, avec deux ou trois scènes par film « . La comédienne vient d’ailleurs d’être promue meilleure comédienne dans un second rôle (pour Keeper de Guillaume Senez) à la cérémonie des Magritte. Ce qui était déjà le cas en 2014 grâce à son interprétation dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche.  » Ce qui est compliqué en tant qu’acteur belge au cinéma, poursuit-elle, c’est que même les films belges emploient des stars françaises, pour recevoir plus d’argent des producteurs.  »  » Même pour les premiers films réalisés ici, on va chercher des acteurs français, relève Yoann Leblanc qui, à 41 ans, a lui été sacré meilleur espoir masculin, pour Un homme à la mer de Géraldine Doignon. Le truc positif avec ces nouvelles séries, c’est que ça a sorti de l’ombre les acteurs en Belgique.  »  » J’ai beau avoir travaillé avec de super réalisateurs avant, le fait de passer à la télé, ça a un effet boeuf, c’est hallucinant, rebondit Catherine. Je me rends compte que pour les directeurs de casting et les producteurs, la donne a changé depuis La Trêve.  » Au théâtre aussi, on sent des frémissements. Au Poème 2, où Angelo Bison donnait son estomaquant seul-en-scène L’avenir dure longtemps, certaines personnes sont venues explicitement pour voir en vrai le fameux ennemi public Guy Béranger et la série de représentations s’est vue plusieurs fois prolongée pour cause de succès.

Faut-il voir là le début d’un star system capable de concurrencer celui qui sévit en France et en Flandre ? Pas sûr. Mais les choses changent, doucement.

(1) La Musica deuxième : au théâtre Océan Nord, à Bruxelles, du 7 au 18 mars prochain. www.oceannord.org

(2) Après nous les mouches : au théâtre Varia, à Bruxelles, du 14 au 25 mars prochain. www.varia.be

(3) Je suis un poids plume : au théâtre de la place des Martyrs, à Bruxelles, du 3 mars au 1er avril prochain. www.theatre-martyrs.be

(4) Jackson Bay : à l’Atelier théâtre Jean Vilar, Louvain-la-Neuve, du 21 au 25 février. www.atjv.be

PAR ESTELLE SPOTO

Dans le domaine des séries, la Belgique francophone a très longtemps vécu sous la coupe de la France

 » Le fait de passer à la télé, ça a un effet boeuf  »

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