Avec son pamphlet Faut-il manger les animaux ?, l’écrivain américain Jonathan Safran Foer suscite la polémique. Après avoir lu le récit de ses trois ans d’enquête dans les élevages industriels, vous regarderez votre assiette autrement.
Adieu, veaux, vaches, cochons, couvées », c’est bien ce que vous risquez de vous dire après la lecture de Faut-il manger les animaux, de Jonathan Safran Foer (Editions de l’Olivier, 2011). Une lecture dont vous ne sortirez pas indemne. Quand ce livre est sorti aux Etats-Unis, il a suscité nombre de débats. Et il en a été de même lorsqu’il est paru en Italie et en Allemagne. Le voici en français.
Les Américains aiment les animaux. Ils vivent avec 46 millions de chiens et 38 millions de chats et 170 millions de poissons en aquarium. Ils aiment aussi en manger : 35 millions de boeufs, 115 millions de porcs et 9 milliards de volaille. Ses vingt-six premières années, Jonathan Safran Foer n’a pas aimé les animaux et mangé de la viande. Cet auteur de 34 ans a rapidement rencontré le succès avec ses romans Tout est illuminé et Extrêmement fort et incroyablement près. Plusieurs éléments dans sa vie vont susciter sa réflexion. Il adopte George, une chienne. « Manger du chien n’a jamais été et n’est pas tabou dans des tas d’endroits, remarque-t-il. Nous en mangeons malgré nous.
En Amérique, les millions de chiens et chats euthanasiés chaque année dans les refuges pour animaux servent à nourrir le bétail. Pourquoi pas éliminer cette bizarre étape intermédiaire ? Réfléchir au sujet des chiens et à leurs relations avec les animaux que nous mangeons est une façon de regarder légèrement de côté. » Foer devient végétarien et père. Il s’interroge sur la nourriture à donner à son fils. Pendant trois ans, il mène une incroyable enquête allant d’une expédition clandestine dans un abattoir à une recherche sur les dangers du lisier de porc, en passant par la visite nocturne d’une ferme industrielle d’élevage de poules pondeuses.
Dans l’élevage industriel, les animaux rassemblés par dizaines, voire par centaines de milliers, sont génétiquement manipulés, contraints à une mobilité réduite et nourris à l’aide d’aliments non naturels (qui comprennent presque toujours différents médicaments comme les antimicrobiens). D’après les statistiques de la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture) des Nations unies, sur les 60 milliards d’animaux élevés chaque année, plus de 50 milliards sont des poulets de chair élevés industriellement en grande majorité. L’auteur en déduit que, chaque année, 450 milliards d’animaux terrestres sont désormais élevés industriellement. 99 % des animaux terrestres consommés ou utilisés pour produire du lait et des oeufs aux Etats-Unis sont élevés industriellement. La cage standard pour une poule pondeuse est un espace au sol de 430 cm2, soit beaucoup moins qu’une feuille A4. La norme européenne en vigueur actuellement pour les poules pondeuses est de 550 cm2. Elle passera à 750 cm2 en 2012. Les poulets de chair ont droit à près de 1 000 cm2 chacun.
Autrefois, les poulets avaient une espérance de vie de quinze à vingt ans, mais les poulets actuels sont généralement tués au bout de six semaines. Leur rythme de croissance journalière a augmenté d’environ 400 %. Aux Etats-Unis, les fermes d’élevage industriel manipulent de façon routinière la nourriture et la lumière pour augmenter la productivité, souvent aux dépens du bien-être de l’animal. Résultat : une dinde pond aujourd’hui 120 £ufs par an et une poule plus de 300. Deux ou trois fois plus que dans la nature.
Quantités énormes de prises accessoires
L’activité halieutique est également une véritable industrie. La pêche industrielle a tendance à avoir recours à toujours plus de technologie et moins de pêcheurs. Chaque année, 1,4 milliard d’hameçons sont installés sur les palangres. Chaque flottille utilise 1 200 filets, dont chacun mesure 50 kilomètres de longueur, pour capturer une seule espèce. Un seul navire a la capacité de ramener à son bord 50 tonnes d’animaux marins en quelques minutes. Les lignes de pêche modernes peuvent mesurer jusqu’à 120 kilomètres de longueur, soit la même distance qui sépare le niveau de la mer des dernières couches de l’atmosphère. Mais ces prises massives sont accompagnées de quantités énormes de prises accessoires. Ainsi, une opération routinière de chalutage de crevettes rejette par-dessus bord, morts ou agonisants, entre 80 et 90 % des animaux marins ramenés à chaque remontée du chalut, essentiellement des espèces menacées. Pour 500 grammes de crevettes d’Indonésie, 13 kilos d’autres animaux marins ont été tués et rejetés à la mer. Jonathan Safran Foer prend l’exemple d’une assiette de sushis. « Si l’on devait y présenter également tous les animaux qui ont été tués pour que vous puissiez les déguster, votre assiette devrait mesurer un peu plus d’un mètre cinquante de diamètre », remarque-t-il.
Selon les Nations unies, le secteur de l’élevage est responsable de 18 % des émissions de gaz à effet de serre, soit environ 40 % de plus que la totalité du secteur des transports dans le monde. C’est la première cause du changement climatique. L’élevage des animaux émet 37 % du méthane et celui-ci possède un potentiel de réchauffement global 23 fois plus élevé que celui du CO2. Selon les études les plus récentes citées par l’auteur, les omnivores contribuent à émettre sept fois plus de gaz à effet de serre que les végétariens.
Se passer de viande, oui mais
Pour Nicolas Guggenbühl, diététicien licencié en nutrition humaine, « on peut très bien ne pas manger de viande, pour autant qu’on respecte un certain nombre de principes pour compenser ce qu’on ne trouve plus dans les produits animaliers ». Faisable, mais pas toujours très simple. « Il ne suffit pas de supprimer pour que cela se rééquilibre tout seul. Si on prend la trilogie viande – légumes – féculents et qu’on enlève la viande, le plat n’est plus équilibré. » Remplacer la viande par du tofu ? « Oui, mais la viande est une bonne source de fer, le tofu pas. La plupart des femmes en Belgique manquent de fer. Il va falloir le trouver ailleurs. Si on combine des céréales complètes à des légumineuses (pois, fèves, haricots secs, etc.) et que l’on consomme des produits laitiers ou des £ufs, ça va. On entre dans un schéma très différent. On peut se passer de viande, mais il faut faire attention. »
Comment traitons-nous les animaux que nous mangeons ? « Les conditions d’élevage des animaux peuvent être très différentes d’un endroit à l’autre, répond Nicolas Guggenbühl. Je suis plutôt d’accord avec l’auteur pour dénoncer certaines pratiques. Mais il ne faut pas en faire un amalgame et faire croire aux gens que tous les produits carnés sont issus d’animaux en souffrance, qui ont vécu dans des conditions horribles. Ce n’est pas vrai. Les conditions d’élevage aux Etats-Unis, où l’on voit les animaux entassés dans des parkings à bétail qui ne comptent plus un brin d’herbe, ce n’est pas la même chose que des animaux qui paissent paisiblement dans les prairies. Il y en a encore, plus particulièrement en Europe. Il y a de plus en plus de poules élevées en plein air. Et cela correspond à une réglementation. Il y en a une également sur la pêche pour une gestion plus durable. Ces réglementations tendent à évoluer vers plus de bien-être pour l’animal. Pendant plus de six mois par an, chacun d’entre nous peut voir des vaches paître dans les prés. Elles n’ont pas l’air malheureuses pendant la plus grande partie de leur vie. »
JACQUELINE REMITS