Sorti en octobre dernier, Blade Runner 2049 est la suite du premier film réalisé en 1982 par Ridley Scott et adapté du roman de Philip K. Dick. © Alcon entertainment/Scott free productions/Warner Bros/BELGAIMAGE

« La science-fiction sert à penser l’humanité »

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

Parce qu’elle libère les esprits, la science-fiction dérange, analyse Etienne Augé, qui a fondé un centre de recherches sur la SF. Pour lui, elle permet de penser et construire le monde de demain. Et elle incarne l’inverse de la propagande.

Etienne Augé est professeur de communication internationale à l’université Erasme, à Rotterdam. Il est aussi le fondateur du Chift, le Community for Histories of the Future.

Vous enseignez la propagande et la diplomatie publique. Quel lien avec la science-fiction ?

Si je n’avais pas lu Philip K. Dick, l’auteur de Blade Runner, je n’aurais jamais compris la propagande. La propagande, c’est sortir des phrases de leur contexte. On pourrait essayer de faire dire à Hitler qu’il aimait les Juifs ! La SF, c’est son contraire : c’est se forcer à penser  » contre ce que l’on est « , comme dirait Marc-Aurèle.

La SF permet de s’affranchir de certains systèmes de pensée ?

Evidemment. C’est pour ça qu’elle inquiète. La SF est interdite en Arabie saoudite. Là-bas, c’est blasphématoire d’inventer un monde qui entre en concurrence avec celui créé par Allah. L’Eglise catholique aussi déteste la SF. En fait, les grandes histoires que sont les religions détestent toutes qu’on ait plus d’idées qu’elles.

La SF menacerait la religion ?

La religion explique à l’homme qu’il est insignifiant. La science-fiction nous dit exactement le contraire. Elle nous explique qu’on peut être maître de notre destin et, en même temps, qu’on n’est pas au centre de l’Univers. Elle nous remet à notre juste place, tout en nous disant : l’avenir démarre ici. Il faut le construire, au lieu de le subir.

Quid des régimes politiques ?

Une nation qui se coupe de son avenir, qui ne veut pas qu’on travaille dessus, est une nation qui se meurt. C’est, à mon sens, ce qui se passe avec les Etats-Unis, depuis qu’ils ont élu Donald Trump. C’est comme quand Hitler a été élu : ça a été un retour un arrière. Hitler visait un âge d’or mort. Il voulait glorifier le passé et essayer de l’atteindre. Le futur de l’Allemagne nazie, c’était son passé. Voilà pourquoi les Allemands de cette époque n’ont pas écrit de SF.

Justement, venons-en aux auteurs de SF, les écrivains…

Etienne Augé, fondateur du Community for Histories of the Future.
Etienne Augé, fondateur du Community for Histories of the Future.© DR

Je pense qu’on ne se rend pas suffisamment compte de la force du récit, de la puissance de la narration. C’est crucial, pourtant. Les écrivains sont comme des baleines : ils nagent la bouche ouverte, ils avalent tout. Finalement, ils recrachent l’eau et ne gardent que ce qui a été filtré : l’histoire ! Raconter une histoire, c’est encore le meilleur moyen qu’on a, pour motiver l’humanité. C’est notre toute grande force.

Regarder le monde en face, ça en demande, de la force.

C’est vrai : personne ne sait pourquoi on est là. Ce qu’on fait ici. Ces grandes questions peuvent trouver un soulagement dans la SF. D’ailleurs, à sa naissance, à la fin du xixe siècle, la science-fiction et la science ont littéralement remplacé la religion et la philosophie. C’était une vraie croyance : Jules Verne ne jurait que par ça. Pour lui, la science, c’était tout beau.

Depuis, il y a eu Auschwitz, Hiroshima…

Oui, le Zyklon B et la bombe A ont failli détruire l’humanité. On est passé à un cheveu de cette destruction. On a vraiment marché sur la tête ! C’est quand même quelque chose ! Et c’est la science qui nous a menés là. Aujourd’hui, on commence à mettre en doute la science comme panacée.

Pourtant, on semble toujours accro à la technologie, notamment aux réseaux sociaux.

Le Facebook d’aujourd’hui, c’est effectivement le rêve absolu du KGB d’il y a cinquante ans. Et on s’y soumet, presque tous, sans regard critique. A notre décharge, il ne faut pas oublier qu’on subit le poids immense de firmes comme Amazon ou Facebook qui nous laissent penser qu’il n’y a pas de salut en dehors de la technologie. Mais regardez l’avenir que nous préparent les labos de Google, Apple et tutti quanti : il y a de quoi paralyser, non ?  » Science sans conscience n’est que ruine de l’âme « , comme l’écrivait Rabelais.

Est-ce pour cela que vous avez créé le Chift ?

Oui, c’est un outil, pour repenser le passé, penser le présent et préparer l’avenir, sans le subir. C’est vraiment le moment, pour nous battre tous ensemble : penseurs, intellectuels, journalistes, chercheurs, scientifiques… Il y a un énorme danger, notamment, concernant le journalisme. Il y a une volonté de la part de certains gouvernements ou de grosses sociétés de se passer, à terme, de la presse. Mais, sans journalistes, il n’y a pas plus d’information, il n’y a plus que de la propagande. Ça me rend furieux.

Notre présent vous met en colère ?

Veut-on vraiment vivre dans un monde de chômage, de terrorisme, de changement climatique, un monde où notre smartphone est fabriqué par des gosses et des gens payés au lance-pierre ? Veut-on vivre dans un monde où les inégalités entre les hommes et les femmes devraient, en réalité, nous faire hurler ? N’y a-t-il donc pas moyen de résoudre les problèmes scandaleux que l’on vit, en réfléchissant un minimum ? Moi, je ne supporte pas l’inaction. Je ne comprends pas les gens qui ne sont pas énervés. Comment font-ils ?

Mais en quoi la SF peut-elle nous aider, face à tout ça ?

Elle sert bien sûr à penser notre humanité. Regardez : vous perdez un bras, on vous en met un bionique. Etes-vous un robot ? Non. Vous perdez la vue, on vous met des rétines artificielles. Etes-vous un robot ? Toujours pas. Quand cesse- t-on d’être humain ? C’est une question intéressante, mais les réponses peuvent être dangereuses. Quand on définit, c’est la porte ouverte à beaucoup de dérives. N’oublions pas l’apartheid : catégoriser, définir, c’est une façon de penser le monde qui peut être terrible. C’est beau aussi, le flou, l’ambiguïté.

Vous avez hâte d’être dans le futur ?

J’ai vraiment très envie, oui. De voir ce que vont faire nos jeunes. Ce sont eux qui ont notre avenir entre leurs mains. J’espère qu’on ne va pas tout saloper avec l’intelligence artificielle. C’est vrai qu’on vit dans un monde de cauchemar. Aujourd’hui, avec le progrès de la technologie, l’IA, les drones, il est temps de repenser à la citation, dans Dune, de Frank Herbert :  » Le dormeur doit se réveiller.  » Plus personne – penseurs, journalistes, intellectuels – ne pourra jamais plus dire :  » On ne savait pas. « 

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