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Des poissons au service de la police

Le Vif

Première mondiale : une équipe de l’ULg conditionne des poissons pour leur apprendre à retrouver des noyés. Au service de la police.

Par Antonio Calarco

Des scientifiques de l’Université de Liège se sont lancés corps et âme dans des recherches, avec un but bien précis : conditionner des poissons afin de retrouver des cadavres. « L’application concrète de notre travail, dans le cadre de la recherche de dépouilles en milieu aquatique, à terme, consiste à pouvoir lâcher des carpes dotées d’émetteurs, et de les suivre jusqu’au noyé qu’ils auront détecté », explique le professeur Pascal Poncin, responsable de l’unité de biologie du comportement de l’Université de Liège.

La genèse de cette idée est surprenante. Elle n’émane pas du milieu purement scientifique et académique mais plonge dans les observations exclusivement empiriques d’un plongeur de la DVI, Disaster Victim Identification, un service d’appui au sein de la Direction des unités spéciales de la Police fédérale. « Ronny Olemans avait un aquarium d’à peine 30 centimètres de large sur son bureau. Et à l’intérieur, nageait son poisson rouge, qu’il avait baptisé Débile », raconte Eric Haubruge, professeur d’entomologie fonctionnelle et évolutive de l’ULg (site de Gembloux Agro-Bio Tech). « A côté de l’aquarium, il avait placé un Helen Meyer – ndlr : récipient un peu conique qui sert à contenir de l’eau et différents produits chimiques en labo – où flottait un morceau de tissus provenant des vêtements d’un noyé. Ce récipient était alimenté en air par un  »bulleur » et relié à l’aquarium à l’aide d’un autre tuyau. Il acheminait, vers le vertébré, des bulles chargées d’oxygène et de gaz de putréfaction provenant du bout de tissu. »

Et à chaque fois que Débile se dirigeait vers ces bulles, le plongeur de la DVI nourrissait son poisson rouge. « Là, Olemans sentait qu’il tenait quelque chose, à savoir : qu’il était possible de conditionner les poissons. » Si le modeste dispositif trônait sur le bureau du plongeur, c’est tout simplement parce que dans le cadre de ses plongées, ce dernier avait constaté que les poissons se dirigeaient vers les bulles de gaz émanant des cadavres.

La DVI, loin de se désintéresser de ce constat, n’a pas hésité à ameuter le monde scientifique. Et c’est l’Université de Liège qui a pris la balle au bond. Pour leurs recherches, les scientifiques ont jeté leur dévolu sur la carpe et pas par hasard : ce sont des poissons très souples, robustes, qui résistent à des températures très basses, qui supportent de faibles taux d’oxygène et qui s’adaptent facilement au manque de visibilité, tel qu’en carrières. « Ce qui est l’idéal pour des recherches en eaux troubles et polluées. Pouvant atteindre une grande taille, la carpe permet l’implantation d’émetteurs pour suivre son déplacement. Et son élevage est relativement facile, étant donné qu’elles se reproduisent dans les bassins du centre d’aquaculture de Tihange », précise Pascal Poncin.

« Nous commençons à bien cerner les combinaisons d’acides aminés attractives auxquelles les carpes sont les plus sensibles. Les acides aminés, qui constituent les protéines, nous servent d’amorce », explique Marc Ylieff, maître de conférences à l’ULg et coresponsable du laboratoire d’éthologie des poissons et des amphibiens. « L’idée est donc d’élever et de reproduire de jeunes carpes qui seront nourries d’aliments imprégnés d’odeurs de cadavre. Nous envisageons de travailler par imprégnation, une technique qui vise à mettre les larves en contact avec des odeurs de cadavres, ainsi à l’âge adulte, les poissons seront prédisposés à reconnaître les odeurs cadavériques. »

Le conditionnement de nos braves carpes, c’est une chose, mais la décomposition du corps humain en milieu aquatique, en est une autre et à ce niveau-là, le champ des investigations est encore peu étudié. Et c’est là qu’entrent en dance les chercheurs chimistes, d’autant plus « que les molécules inhérentes à la putréfaction d’un être humain en milieu aquatique sont spécifiques. Il faut savoir que, dans un premier temps, le corps coule, ensuite il remonte en surface, étant chargé de gaz, puis les chairs éclatent et le noyé retourne vers le fond. » Il sera également indispensable d’étudier les différentes vagues de colonisation du cadavre par les invertébrés, « et ça, ce sera le boulot des écologistes. » Toutes ces recherches seront menées à l’aide de carcasses de porc « pour lesquels les composants chimiques libérés après la mort sont relativement proches de celles de l’être humain. »

Comment récupérer les carpes ? Tout le défi de ce travail est de faire en sorte que les valeureuses carpes, dotées d’émetteurs, soient à même de conduire les enquêteurs là où se trouvent les corps humains en décomposition. Une fois les méthodes de conditionnement des carpes peaufinées, le processus de putréfaction des cadavres en milieu aquatique correctement analysé, les recherches quitteront les aquariums des laboratoires pour laisser la place aux essais en étang et finalement au sein de cours d’eau. « Le seul souci, c’est qu’il faudra bien les récupérer, ces poissons lâchés dans la nature. Soit nous les récupérerons via des odeurs par rapport auxquelles nous les aurons conditionnés, soit par le biais de la pêche électrique. Une électrode plongée dans l’eau fait passer un courant électrique, dirigeant le vertébré vers elle. » Les scientifiques ne perdent pas de vue que le chemin est parsemé d’embuches « étant donné que l’on peut trouver des restes de cadavres de multiples espèces animales vivant en milieu aquatique. » Mais la difficulté est comparable à celle rencontrée dans le cadre de recherches en milieu terrestre, avec des chiens pisteurs.

Tout ça demande du temps, des candidats doctorants compétents et surtout : de l’argent ! « Au niveau du timing, c’est l’équivalent de deux temps pleins de quatre ans. Un, pour le volet purement analytique et l’autre pour le volet comportemental et l’expérimentation sur le terrain. Les différentes compétences requises, nous les avons à l’université et idem au niveau du matériel. »

Pour l’instant, les chercheurs fonctionnent sur fonds propres et quant aux mécènes, ils se font encore attendre. A l’heure où la crise pousse à veiller au moindre cent dépensé, ne nous leurrons pas, même si ces recherches ouvrent la perspective vers une application concrète, elles n’apporteront pas énormément d’argent aux caisses de l’Etat. Il y a toutefois une dimension à ne pas perdre de vue : aider les forces de l’ordre à retrouver le plus rapidement possible des disparus. Car derrière tout ça, il y a, avant toute chose, des familles de victimes qui attendent des réponses. Au niveau international, ce projet présente un intérêt indéniable « dans le cadre de conflits armés, ou encore de catastrophes naturelles telles que des tsunamis. D’autant plus que les recherches peuvent s’appliquer aux poissons marins. »

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