Carte blanche

Psychologie du complot: du normal au pathologique (carte blanche)

A l’ère des réseaux sociaux, les théories du complot ont une capacité incroyable à se renouveler, à se diffuser et à fasciner autant ses partisans que ses détracteurs. Même si ce phénomène détient toujours une part de mystère, il semble que la psychologie soit un outil privilégié pour mieux l’étudier et le comprendre, comme en témoigne un nombre croissant de recherches sur le sujet et les nombreuses interventions de psychologues dans les médias.

Différentes études ont mis en évidence les mécanismes psychologiques qui permettent d’expliquer l’existence et le succès des théories complotistes. Et il semble que ces explications peuvent être trouvées autant dans le champ du normal que du pathologique. En psychologie, on considère qu’il n’existe pas de frontière nette mais bien un continuum entre les deux. Chacun d’entre nous peut en effet passer d’un état normal à un état pathologique à un moment où un autre de sa vie. Le complotisme semble lui aussi se situer sur ce continuum. Autrement dit, les personnes qui créent ou qui adhèrent aux théories du complot peuvent être tout-à-fait saines d’esprit, comme c’est probablement le cas pour la majorité d’entre elles, ou à l’inverse présenter un trouble psychique qui peut expliquer leurs idées et leurs croyances.

Pour le neuroscientifique Sébastian Dieguez, nous sommes tous prédisposés à croire aux théories du complot, et ce pour des raisons biologiques. Nous vivons dans une société ultra moderne mais notre cerveau d’homo sapiens n’a quasi pas évolué depuis environ 200.000 ans. Celui-ci est programmé pour déceler le danger. Or, détecter le danger est une question de survie dans un monde où l’on est une proie potentielle. Pour pouvoir survivre dans un milieu dangereux, il vaut en effet mieux voir le danger quelque part, même s’il n’existe pas, que de nier un danger qui est réel. Dans notre monde moderne, nous ne risquons plus d’être tué par un prédateur ou un ennemi du clan adverse, mais ce n’est pas pour autant que nos peurs et nos angoisses ont disparu. Et ce danger potentiel est un des ingrédients majeurs des théories du complot qui cherchent à nous convaincre que le peuple est manipulé et menacé par une « élite ». Le fait de voir le monde comme plus dangereux que ce qu’il n’est et de percevoir les autres comme plus menaçants que ce qu’ils ne le sont réellement est un phénomène que les psychologues nomment « biais de négativité« . C’est un de ces nombreux pièges, appelés biais cognitifs, que notre cerveau nous tend, surtout une situation où nous sommes dans l’incertitude et où nous nous sentons vulnérables, comme c’est le cas aujourd’hui.

Pour d’autres spécialistes, les théories du complot seraient une manifestation moderne d’un phénomène très ancien : le besoin de donner du sens et de trouver une cause à ce qui nous arrive. Lorsqu’on est confronté un événement comme la pandémie que l’on connaît actuellement, on est alors tenté de penser que si celle-ci a de telles conséquences, c’est qu’elle doit être due à une cause majeure, comme par exemple un virus créé intentionnellement par l’homme dans le but de réduire la population mondiale. Les idées complotistes nous offrent alors sur un plateau une explication claire et simplifiée d’une situation que nous avons du mal à comprendre étant donné sa complexité. Donner un sens à ce qui nous arrive dans un monde comme le nôtre est difficile. Les explications toutes faites ont alors pour mission de nous rassurer en nous évitant de trop réfléchir.

Ce serait une erreur de penser par ailleurs que les personnes qui croient aux théories du complot ne seraient pas intelligentes. Nous sommes tous susceptibles d’avoir des croyances irrationnelles. Dans son ouvrage « La démocratie des crédules« , le sociologue G. Bronner explique bien que ce type de croyances, comme l’astrologie, l’homéopathie ou le paranormal, n’est pas lié au niveau d’études. De même, dans son livre « Pourquoi l’intelligence rend idiot ?« , le journaliste scientifique David Robson souligne que nous confondons trop souvent intelligence et rationalité. C’est la raison pour laquelle il est possible d’être quelqu’un de brillant tout en prenant des décisions incohérentes et en ayant des croyances absurdes, à l’instar de Kary Mullis, ce prix Nobel de chimie qui nie l’origine virale du sida et qui a déclaré avoir rencontré un jour un raton laveur extraterrestre et luminescent.

Des études ont également permis de mettre en évidence d’autres caractéristiques chez les personnes qui adhèrent aux idées complotistes. Celles-ci sont souvent peu satisfaites de leur vie, elles ont généralement des opinions anti système et ont tendance à rejeter sur la société les raisons de leurs échecs. Les « élites » qui sont censées comploter contre le « peuple » sont perçues comme des boucs émissaires de leurs problèmes et le fait de les dénoncer peut être vécu comme forme de revanche. Le fait de croire que l’on détient la vérité et de se considérer comme différent des autres pourrait également traduire un besoin de reconnaissance et une façon de rehausser son estime de soi.

Au-delà cela, il est difficile de comprendre l’émergence et le succès des théories du complot sans tenir compte de la dimension pathologique de certaines croyances. En effet, ces théories sont souvent une parfaite illustration de ce qu’est le fonctionnement de type paranoïaque : une pensée délirante envahissante, un puissant sentiment de persécution et une tendance à interpréter la moindre information qui se présente comme un message important qu’il faudrait déchiffrer. Cela s’accompagne souvent d’une difficulté à croire au hasard et aux coïncidences. La personne s’invente alors une réalité à laquelle elle croit dur comme fer. Comme le précise le psychologue Pascal Neveu, ce qui caractérise un paranoïaque c’est une incapacité à se remettre en question et à prendre distance par rapport à son délire. Par ailleurs, le paranoïaque se méfie des autres, il s’attend à être exploité ou manipulé et il doute de la loyauté des gens, y compris parfois de sa famille et de ses amis. Par ses croyances et son mode de fonctionnement, ces personnes sont donc plus susceptibles que d’autres d’adhérer aux théories complotistes.

Parmi les autres troubles que l’on peut observer chez les personnes complotistes, on peut citer la personnalité narcissique caractérisée par un égo surdimensionné, un besoin d’attention et un désir que l’on parle d’eux. Les narcissiques peuvent alors se présenter comme les seuls détenteurs de la vérité, tels de véritables prophètes autoproclamés, à l’instar de ce qu’on peut observer dans les groupes à tendance sectaire. Citons également les personnalités antisociales qui ne supportent généralement pas qu’on porte atteinte à leur liberté et qui ont du mal à respecter les règles sociales. Une étude récente menée au Brésil sur plus de 1500 personnes a montré par exemple qu’au plus on avait de traits antisociaux, au moins on avait tendance à porter le masque. En ce sens, la dimension antisociale pourrait favoriser l’adhésion aux théories du complot qui invitent souvent à rejeter le système et à défier les autorités.

Lorsqu’on est confronté à un problème, la première étape pour pouvoir y faire face est d’en comprendre les causes. Du normal au pathologique, des biais cognitifs tout-à-fait classiques en passant par les troubles psychiques les plus envahissants, la psychologie offre une grille de lecture précieuse pour comprendre les idées complotistes, ceux qui y adhèrent et ceux qui les défendent. Dès lors, les clés de compréhension qu’elle propose s’avèrent être des outils importants pour pouvoir faire face de manière plus efficace à ce phénomène qui nous questionne et qui nous touche tous de près ou de loin.

David Bertrand

Professeur de psychologie à la Haute Ecole Vinci

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