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David Le Breton : « Le silence et la lenteur sont les valeurs de résistance d’aujourd’hui »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Sociologue des représentations du corps et spécialiste de l’adolescence, le professeur de l’université de Strasbourg David Le Breton a étudié la tendance croissante à « disparaître de soi ». De manière douloureuse comme dans les conduites à risque chez les jeunes ou plus heureuse à l’image du succès de la marche. Une façon de fuir la tyrannie de la communication.

Le monde actuel accroît-il ou réduit-il « la pénibilité d’être soi » ?

Il est beaucoup plus difficile d’être soi aujourd’hui parce que nous sommes l’objet d’innombrables sollicitations que rend possibles l’avancée des nouvelles technologies. Il y a encore une vingtaine d’années, quand on partait à l’étranger, on envoyait une lettre à ses proches et on avait la réponse à son retour. Aujourd’hui, même au bout du monde, on n’arrête pas de se téléphoner. On est sans arrêt  » sonnés  » comme l’étaient autrefois les domestiques. Les responsabilités familiales, sociales, professionnelles, personnelles ne cessent de nous accompagner. Cette communication obsessionnelle n’a aucun caractère impératif pour des centaines de millions de gens ; pourtant, ils s’y prêtent volontiers. Cela accroît la difficulté d’être soi. D’autres éléments entrent aussi en jeu. Internet et l’univers virtuel des réseaux sociaux nous ramènent en permanence au sentiment de relativité de notre personne en vertu du constat que nous sommes faits de davantage de choses que nous avons manquées que de celles que nous avons réalisées. Paul Auster en a fait le thème de son nouveau livre. Il imagine que ses héros auraient pu avoir quatre vies différentes. Auparavant, on pouvait plus facilement se satisfaire de son existence parce qu’on ne disposait pas d’éléments de comparaison. C’était notre destin. Aujourd’hui, on vit dans un univers qui alimente énormément les regrets, les frustrations, les nostalgies…

Cet univers augmente-t-il la volonté de certains de « disparaître de soi »…

On peut  » disparaître de soi  » de différentes manières. L’incroyable succès sociologique de la marche, qui a gagné le monde en l’espace d’une vingtaine d’années, participe de cette tentation mais de manière heureuse. La plupart des marcheurs au long cours sont déconnectés, en quête de silence, de disponibilité, d’amitié… Ils ne sont plus pris par le temps mais prennent leur temps. Mais il y a aussi des manières beaucoup plus douloureuses de  » disparaître  » quand on est dans une extrême lassitude d’être soi : la dépression, le burnout, le sentiment d’épuisement. La vie nous échappe. Enormément de jeunes ressentent ce sentiment et le traduisent dans des conduites à risque, la toxicomanie, l’alcoolisation, les jeux d’étranglement, la passion des jeux vidéo, la réclusion dans sa chambre 24 h sur 24 sur Internet ou, au contraire, l’errance dans les interstices de la société, les gares, les caves, les squats… L’un des comportements à risque les plus emblématiques est la quête du coma à travers l’alcoolisation extrême. Des jeunes ne boivent plus pour l’ivresse, mais pour ne plus être eux. Certes, une immense majorité de nos jeunes, 60 à 70 %, s’intègrent de façon très harmonieuse. Mais les statistiques montrent tout de même qu’environ 20 % d’entre eux sont en pleine détresse.

Une liberté que ne guide aucun devoir est très difficile à assumer

Pourquoi rangez-vous aussi la maladie d’Alzheimer dans cette même tendance ?

Je défends l’idée que la maladie d’Alzheimer trouve une bonne part de sa causalité dans cette lassitude d’être soi. Bien sûr, un certain nombre de personnes, une minorité, sont génétiquement enclines à contracter cette maladie. Il y en a plus, je pense, qui la développent parce qu’elles ont épuisé les ressources de sens qui donnaient une valeur à leur vie. Mais elles ne veulent pas pour autant se tuer. Donc, elles se retirent tout doucement, en perdant la mémoire, en se désocialisant. La  » disparition de soi  » est une figure anthropologique qui touche de manière plus puissante nos sociétés contemporaines car elles exigent de nous beaucoup plus que ce que la plupart d’entre nous sommes capables de donner. Ces comportements étaient beaucoup plus rares dans les années 1960 – 1970.

Pour la maladie d’Alzheimer, vous parlez de « prélude à la mort ». Est-ce le cas aussi dans certains conduites à risque de jeunes ?

Dans une immense majorité de cas, non. Bien sûr, un certain nombre de ces jeunes vont malgré tout mourir. Mais au départ, ce n’est pas la mort qui est recherchée. J’ai coutume de dire qu’à l’adolescence, il n’y a pas de tentative de suicide, uniquement des tentatives de vivre. Des quêtes de sens, des manières de se déprendre de la pression sociale et de recharger les réserves de signification qui donnent du goût à la vie.

Les tentatives de « disparition de soi » s’expliquent par la volonté d’échapper aux pressions d’une identité intolérable, écrivez-vous. N’est-ce pas contradictoire avec la tendance actuelle au repli identitaire ?

Le désir de marquer son identité pour se distinguer des autres participe aussi d’une forme de défense par rapport à un monde dans lequel on se reconnaît de moins en moins. Mais c’est un symptôme politiquement tragique. Le repli dans les figures du refus de l’autre est extrêmement dangereux pour nos sociétés.

L’adolescence est-elle une période propice à la « disparition de soi » ?

Oui, parce qu’elle est le moment de l’ouverture à l’altérité et à la sexualité. L’adolescent passe du père aux pairs, les copains, au risque de succomber à leur tyrannie. Il doit soutenir leur regard et se donner une apparence qu’ils valideront. L’adolescence est aussi la période de recherche des valeurs sur lesquelles fonder son existence. La spiritualité et la religiosité peuvent donc encore jouer sur eux un rôle important. Pour preuve, le djihadisme, cette spiritualité toute faite qui procure assurance et utilité à certains. On est en plein dans les pathologies de la liberté. Jamais nous n’avons été aussi libres. Jamais nous n’avons eu autant les moyens de notre liberté. Mais une liberté que ne guide aucun devoir est toujours très difficile à assumer. Surtout à cet âge-là.

Les marcheurs au long cours illustrent le type de révolte paisible que tout un chacun peut mener, selon David Le Breton.
Les marcheurs au long cours illustrent le type de révolte paisible que tout un chacun peut mener, selon David Le Breton.© MICHEL CAVALIER/BELGAIMAGE

Comment expliquez-vous que « l’indifférence au sort des autres tend à prendre le pas sur les anciennes solidarités », en particulier chez les jeunes ?

Je l’explique par une individualisation du lien social. Dans les années 1960-1970, on était enclins à parler du  » nous « , le  » nous  » des opprimés, le  » nous  » des ouvriers, le  » nous  » des paysans… On est passé du  » nous autres  » au  » moi, personnellement, je « . D’où cette prodigieuse fragmentation de la société et la difficulté de mettre en oeuvre la solidarité. Avant prévalait aussi le sentiment qu’on allait changer le monde, qu’un partage des richesses et une meilleure organisation du travail étaient possibles. Quand la crise économique a commencé à poindre, les riches ont affiché une volonté effrénée de profits. La situation sociale s’est détériorée. L’impression domine qu’il n’y a plus d’alternative ou que la seule alternative est de choisir la solution la moins pire. Donald Trump incarne cette vision cynique du monde de l’argent.

Les enfants ne sont-ils pas devenus, avec les nouvelles technologies, les professeurs de leurs parents et cela ne change-t-il pas les rapports familiaux ?

Le phénomène renverse les repères de génération sans les annuler tout à fait parce que, pour beaucoup de choses, les enfants demeurent subordonnés à leurs parents. Il soulève cependant un certain nombre de questions. L’enfant a, par exemple, la possibilité de vivre une vie clandestine radicale, hors de tout contrôle parental. Sa pensée aussi peut être formatée par Internet. Beaucoup de travaux le montrent : il ne pense plus le monde avec autant de variables que s’il était plutôt voué à la lecture, à la réflexion, au cinéma… Résultat : un jeune sur trois croit aux théories du complot, convaincu que le 11-Septembre a été orchestré par la CIA. Ces enfants n’ont aucune défense et aucune capacité réflexive.

L’affaire Weinstein et ses suites sont-elles de nature à changer la vision de la place de la femme dans nos sociétés ?

On a fait un pas gigantesque. Cela va changer beaucoup de choses dans les institutions, les entreprises, les lieux où prévaut une démocratie en actes. Par contre, dans les quartiers populaires, ce type de comportement sera difficile à dénoncer en raison des représailles. L’autorité de la violence y est trop intériorisée.

La société souffre-t-elle d’un manque de moments de silence ?

Je suis de ceux qui souffrent énormément de cette montée du bruit, au sens large. Le silence est précieux parce qu’il renvoie à la réflexivité et au plaisir d’être ensemble. Le monde du bruit est celui de la tyrannie de la communication. Le silence est donc une valeur éminente. Des promoteurs immobiliers l’ont bien compris qui le mettent en évidence comme argument de vente (insonorisation, calme des localisations…). Le silence et la lenteur sont les valeurs de résistance d’aujourd’hui.

Croyez-vous en la démocratie citoyenne ?

Oui, parce que c’est une manière tranquille de transformer la société. En tant qu’anthropologue, je me considère comme un  » illimitant  » parce qu’un militant, pour moi, limite le monde. Ces nouvelles formes d’action ont la volonté d’élargir le monde dans un univers qui tend à se rétrécir. Elles représentent un contrepoids. Et une manière de se reprendre avant qu’il ne soit trop tard. Essayons de retrouver notre jubilation d’être. Vivre est une chance incroyable. Inutile de la perdre dans une vie qui nous échappe complètement.

David Le Breton donnera une conférence sur la passion de l’absence à Flagey, à Bruxelles, le dimanche 28 janvier, à 11 heures, dans le cadre du Arvo Pärt Weekend.

Bio express

1953 : Naissance le 26 octobre au Mans.

1997 : Publie Du silence (Métaillé).

2012 : Parution de Marcher, éloge des chemins et de la lenteur (Métaillé).

2015 : Disparaître de soi, une tentation contemporaine(Métaillé).

2016 : Les Défis de la douleur chronique, avec Anne Berquin et Jacques Grisart (Mardaga).

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