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Cacher ses émotions rend malade

Si vous êtes de ceux qui se laissent régulièrement déborder par leurs émotions, vous enviez peut-être les alexithymiques. Pourtant, le déficit émotionnel affecte aussi notre santé.

Stéphane et Fabienne se présentent à un entretien déterminant pour leur carrière professionnelle. Stéphane a la gorge serrée et une boule au ventre, manifestations physiques qu’il attribue tout naturellement à l’épreuve qui l’attend. Si vous lui demandez comment il se sent, il vous répondra donc : « Ça ira mieux après l’entretien ! » Fabienne éprouve les mêmes symptômes, mais elle les explique tout autrement : « J’ai des crampes d’estomac, je me sens nauséeuse, j’ai dû manger quelque chose de pas frais… »

Explosions

Des deux, l’alexithymique, c’est évidemment Fabienne : le terme alexithymie vient du grec a = sans, lexis = mot et thymios = émotion, donc « sans mots pour exprimer ses émotions ». Elle a donc du mal à reconnaître, identifier et exprimer ses émotions, et plus encore à les mettre en rapport avec les réactions de son organisme. « Il arrive à ces personnes d’entrer dans une rage folle ou de fondre en larmes, précise le Professeur Olivier Luminet, de l’Institut de recherches en sciences psychologiques (IPSY) de l’UCL, qui vient de cosigner un livre* sur l’alexithymie. Mais dans un cas comme dans l’autre, ils ont le plus grand mal à préciser l’origine de leur colère ou de leurs pleurs ! Ils explosent sans savoir pourquoi… » L’alexithymie, qui combine la confusion des sentiments et la difficulté de verbalisation avec une vie imaginaire peu développée et un mode de pensée « opératoire », si concret qu’il en devient terre à terre, n’est pas rare : 10 à 15 % de la population en souffriraient.

Il existe différents instruments de mesure de l’alexithymie, dont la Toronto Alexithymia Scale (TAS), qui comporte des questions sur la difficulté à identifier ses états émotionnels (« Souvent, je ne vois pas très clair dans mes sentiments » ou « Quand je suis bouleversé(e), je ne sais pas si je suis triste, effrayé(e) ou en colère »), la difficulté à les décrire à autrui (« J’ai du mal à trouver les mots qui correspondent à mes sentiments ») et la « pensée opératoire » (« Je préfère parler aux gens de leurs activités quotidiennes que de leurs sentiments » ou « Rechercher le sens caché d’un film ou d’une pièce perturbe le plaisir qu’ils me procurent »).

Mortalité accrue

Ce trouble de la régulation émotionnelle est sans doute vieux comme le monde, mais il n’a été formalisé que dans les années 1970, par deux spécialistes américains des maladies psychosomatiques qui avaient constaté, chez nombre de leurs patients, un manque de mentalisation apparemment favorable à la survenue de certaines pathologies. « Asthme, diabète, polyarthrite rhumatoïde, ulcère gastrique, hypertension artérielle, syndrome du côlon irritable… autant de maladies où le taux d’alexithymie peut atteindre 30, 40, voire 60 %, remarque Olivier Luminet. Et deux études finlandaises révèlent, chez les alexithymiques, un risque de mortalité accru, notamment par maladie cardiovasculaire… »
De même, la prévalence de l’alexithymie est importante dans certains troubles psychopathologiques comme l’anorexie et la boulimie, ainsi que la dépression et les dépendances aux substances – alcool et drogues – et au jeu. « En outre, les alexithymiques sont mal à l’aise dans les relations interpersonnelles, d’autant qu’ils éveillent peu de sympathie chez les autres, qui les considèrent comme froids et distants, précise Olivier Luminet. Même quand ils ont besoin d’aide, ils ont du mal à trouver le soutien nécessaire, la rareté de leurs expressions faciales empêchant leur entourage de se rendre compte qu’ils ne vont pas bien… Résultat : un sentiment de solitude, voire de rejet, souvent évoqué par les alexithymiques. »

Alexhommes

Qui est concerné ? « Les différences liées à l’âge – en moyenne, on est plus alexithymique à 70 ans qu’à 30 – et au niveau socioéconomique sont plutôt faibles, commente Olivier Luminet. Mais la question du genre est intéressante. Selon les stéréotypes classiques, les hommes ont plus de mal à exprimer leurs émotions, et l’alexithymie devrait donc être plus masculine que féminine. Or, ce n’est pas le cas : les femmes peinent surtout à identifier leurs émotions et les hommes à verbaliser les leurs, mais leurs scores d’alexithymie sont pratiquement équivalents. » Ce qui n’a pas empêché le psychologue américain Ronald Levant d’affirmer que, pour se conformer au rôle qui leur est imposé par la société, 80 % des hommes développent, dans la vie quotidienne, des traits alexithymiques.

« Selon lui, alors que la plupart des femmes ont de bonnes capacités d’empathie émotionnelle, chez les hommes, il s’agirait avant tout d’une empathie d’action, c’est-à-dire d’une aptitude à anticiper les actions de l’autre plutôt que ses émotions, explique Olivier Luminet. Petit exemple. Madame rentre de son travail et dit à son mari : ‘Chéri, j’ai eu des tas de problèmes au boulot aujourd’hui !’ Qu’attend-elle de lui ? Qu’il lui dise combien il la comprend et partage sa déception et sa tristesse. Mais quelle est la réaction de Monsieur ? ‘Demain, montre-leur que tu ne te laisses pas faire !’ Ceci dit, c’est probablement à cette empathie d’action que les hommes doivent d’être meilleurs dans certains sports d’équipe où il faut prévoir les mouvements de son partenaire ! »

Transmission

Comment expliquer l’alexithymie ? Par une particularité neuroanatomique, le cortex cingulaire antérieur étant moins activé chez les personnes alexithymiques ? Par un trauma physique ou émotionnel, responsable d’une alexithymie secondaire ? Par une difficulté de s’exprimer qui rend la distanciation, et donc le contrôle émotionnel, plus difficile ? Par une éducation trop stricte, qui a bridé le développement émotionnel ? « Lorsque l’on fait réaliser des tâches d’identification, de différenciation et de verbalisation émotionnelles à des enfants de trois ans, ceux dont les deux parents sont alexithymiques sont moins performants, souligne Olivier Luminet. Mais à cinq ans, ce déficit n’est plus présent, sans doute grâce aux effets de la socialisation. La transmission générationnelle n’est donc pas automatique. »

Reste à savoir comment intervenir. « Le problème est d’autant plus complexe que, de manière générale, les alexithymiques ennuient leurs thérapeutes, remarque Olivier Luminet. Une étude filmée a même révélé que plus le patient était alexithymique, plus le visage du thérapeute trahissait, de façon tout à fait inconsciente, le mépris, mais aussi la peur. Autrement dit, face à un patient alexithymique, le thérapeute a souvent des réactions de rejet et d’insécurité. »

De la musique avant toute chose

Les techniques psychoéducationnelles, qui consistent à apprendre aux alexithymiques ce qu’est une émotion, afin de les aider à tolérer les états affectifs au lieu de se focaliser sur le somatique, ont évidemment leur utilité. Mais avec les alexithymiques, le non-verbal l’emporte sur le langage.

« Dans un premier temps, explique Olivier Luminet, on peut avoir recours à la relaxation, pour intégrer ensuite d’autres techniques corporelles permettant de travailler sur la symbolisation des émotions. L’hypnose donne également de bons résultats, avec une nette diminution des scores d’alexithymie après huit séances d’induction hypnotique. Et puis, il y a la musique… » Ainsi, un alexithymique invité à évoquer des événements heureux de son passé aura du mal à s’exécuter… sauf si l’exercice se déroule sur un fond de musique joyeuse. « Or, lorsqu’on vit des situations émotionnelles difficiles, il est important de pouvoir retrouver rapidement des souvenirs positifs. Grâce à la musique, les personnes alexithymiques pourraient donc être mieux armées contre les difficultés de l’existence. Parce que, même quand on n’est pas capable d’exprimer ses émotions, on peut être sensible à la musique… »

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