Une Américaine pas si tranquille

A mi-chemin entre Raymond Chandler et Jacques Lacan, l’écrivaine et essayiste Bérengère Deprez a mené une enquête approfondie sur l’auteure de L’Ouvre au noir. S’en dégage le portrait saisissant d’une femme engagée et profondément imprégnée par la culture protestataire américaine.

Les clichés ont la vie dure. Parmi eux, celui d’une Marguerite Yourcenar vivant, depuis 1950, en autarcie intellectuelle dans son havre de Petite Plaisance, à Mount Desert Island, dans le Maine. En bref, une sorte d’anachorète haut de gamme que le ressac des événements et de la société environnante n’aurait jamais atteint. D’emblée, Bérengère Deprez fait litière de cette trompeuse image d’Epinal. Non seulement, Yourcenar n’est pas restée imperméable au contexte américain, mais l’on peut déceler maints exemples de l’influence profonde que celui-ci exercera sur son £uvre. Des indices de cette prégnance continue, l’essayiste en a fait l’impressionnante moisson lors de son séjour aux Etats-Unis, sur les traces de sa  » suspecte  » :  » J’ai par exemple refait en partie le trajet que Marguerite Yourcenar avait emprunté pour rejoindre Grace Frick à Santa Fe. Je me suis alors rendu compte à quel point la vision du Mississippi pris par les glaces hivernales avait pu nourrir sa fameuse description du Danube dans Les Mémoires d’Hadrien.  » Pour l’hôte de Petite Plaisance, l’Amérique devient ce creuset d’images essentielles qui l’aident à passer d’une vision archéologique à une vision géologique du monde.

Compagnonnage intellectuel

Mais ce n’est pas uniquement la fascinante wilderness américaine, cette beauté sauvage des paysages encore inviolés, qui a nourri la sensibilité et l’écriture yourcenarienne. Ce qui ressort de l’essai décapant de Bérengère Deprez, c’est aussi l’image d’une écrivaine résolument impliquée, sinon engagée, dans les débats et les polémiques les plus chauds de l’époque. Il faut ici rendre hommage à une figure quelque peu effacée de l’iconographie traditionnelle, celle de Grace Frick, l’amante et l’amie américaine, trop souvent réduite au rôle de régente de l’intendance. En fait, cette Américaine grand teint était une intellectuelle qui joua un rôle d’  » ambassadrice  » de la culture américaine auprès de Marguerite Yourcenar.  » Très rapidement, résume l’essayiste, Grace Frick va faire partager à Yourcenar ses passions littéraires, notamment pour Henry David Thoreau, philosophe précurseur de l’écologie. C’est elle aussi qui lui fera lire et découvrir Martin Luther King et James Baldwin, l’initiant à la cause des Noirs américains et à celle des droits civiques. Ce compagnonnage intellectuel jouera selon moi un rôle beaucoup plus important qu’on ne l’a dit.  »

De ce foisonnant éclairage américain sur la personnalité de Yourcenar se dégage progressivement l’image d’une auteure et d’une £uvre  » Janus « , scrutant simultanément le passé le plus lointain et l’actualité la plus brûlante. Sous couvert d’une impeccable érudition, l’auteure du Labyrinthe du monde fait passer en contrebande une critique parfois féroce des travers et des dérives de la société de son temps. Bérengère Deprez en décèle un exemple frappant dans L’îuvre au noir. Cloîtré dans sa prison de Bruges, le philosophe-alchimiste Zénon se livre à une réflexion d’apparence anodine sur le feu grégeois, dont il a jadis perfectionné la formule vendue à un prince qui ne tarde pas à utiliser cette arme nouvelle et redoutable. Ce passage  » bénin  » prend une tout autre coloration quand on sait que Yourcenar termine son roman en 1965, c’est-à-dire l’année même où les Etats-Unis commencent à utiliser massivement le napalm au Vietnam.  » Or qu’est-ce que le feu grégeois, ce « feu liquide » qu’évoque un Zénon pris du remords tardif de l’inventeur, sinon une sorte de napalm médiéval ou Renaissance ?  »

Au nombre des documents inédits que recèle cet essai, il faut encore mentionner l’entretien que le journaliste et écrivain américain Timothy Allman eut avec Marguerite Yourcenar en août 1980, peu de temps après son élection à l’Académie française. Un document unique, où l’hôte de Petite Plaisance revient une fois encore sur l’image obsédante de la vague, comme défi et comme appel.

Visite guidée d’une £uvre unique sous l’éclairage américain, cet essai s’avère aussi une pressante invite à relire Yourcenar, enfin dégagée de la gangue marmoréenne qui l’étouffait quelque peu, par la grâce d’une approche éminemment intuitive et empathique.

ALAIN GAILLIARD

Cet essai s’avère une pressante invite à relire Yourcenar

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