Sophie Whettnall. © DR

Compostelle : un chemin, mille cheminements

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Thérapeutique, médiatique, créatif, le chemin de Compostelle n’est plus seulement une (dé)marche spirituelle. Témoignages.

Lorsque Sophie Whettnall est partie pour Compostelle, un matin, à la fin de l’été 2007, elle a lacé ses grosses chaussures de marche, enfilé un short et un tee-shirt sans grâce. D’un coup de rein viril, elle a jeté sur ses épaules son sac à dos. Elle a relevé la tête et s’est élancée, parée pour affronter les épreuves physiques d’une marche de plusieurs centaines de kilomètres. Mais l’artiste pluridisciplinaire qu’elle est (sculpture, dessin, photo, vidéo, installation et performance) cherchait déjà d’autres signes derrière l’austérité de ses vêtements. Manuel Olveira, alors directeur du centre d’art contemporain de Saint-Jacques-de-Compostelle, lui avait donné rendez-vous à Compostelle même afin que le fameux chemin lui soit source d’inspiration. Il s’agissait donc d’y arriver à pied.

Au départ de León, à 350 kilomètres de Saint-Jacques, Sophie a marché quinze jours pour que s’opère, dans le secret de son être, la transformation de la route en une proposition artistique. Très vite, le chemin a dicté ses exigences auxquelles la jeune femme s’est soumise avec enchantement : la marche et ses affres physiques, la pluie et la tempête, puis le plaisir constant de côtoyer des pèlerins arpentant, comme elle, des sentiers immémoriaux, ponctués de chapelles où écouter le murmure religieux venu d’époques lointaines.

Au cours de la dernière grimpée vers Compostelle, Sophie a laissé mûrir en elle deux histoires remontant à l’ère médiévale et récoltées auprès d’autres pèlerins : la première rapporte comment certains, des seigneurs souvent, en envoyaient d’autres faire le chemin et expier à leur place ; la seconde parle de la présence de prostituées dont les hommes étaient plus friands parce que tout juste lavés de leurs péchés. Ces deux histoires traduisaient un détournement de l’usage du chemin. Une idée est alors venue à l’artiste : et si, le détournant à son tour, elle restaurait au grand jour sa part de féminité enfouie dans son sac à dos ? C’est donc vêtue d’une robe légère et perchée sur des talons, incarnant  » la femme iconique « , loin des pénitentes ou des prostituées, qu’elle a poursuivi sa route jusqu’à son extrême terme . Accompagnée d’une caméra la filmant de dos et d’une autre placée à hauteur de son regard, Sophie a, sur les quelque 100 kilomètres qui relient Compostelle au cap Finisterre ( » fin du monde connu « ), ouvert une voie nouvelle reliant, non sans peine, femme et marche, féminité et démarche spirituelle.  » Je ne travaille pas sur la violence faite au corps de la femme, précise-t-elle, mais je voulais représenter une femme traversant tout, les sentiers en terre et les routes asphaltées, les descentes et les montées, une femme que rien n’arrête.  »

Partir ou mourir

Depuis que le pèlerinage est apparu, vers l’an 1000, et qu’il a été redécouvert dans les années 1950, tout en n’ayant jamais cessé d’exister, il a continuellement fécondé hommes et lieux. Cette épine dorsale de la chrétienté orientée vers le point le plus occidental du continent s’est laïcisée, recensant en 2017 plus de 300 000 pèlerins ayant atteint Compostelle et loin d’avoir seulement des motivations religieuses. Mais tous veulent rompre avec leur vie trop sédentaire et cloisonnée, et explorer le silence au creux de chaque existence. Révélé à l’occasion d’une rupture, d’une lassitude, d’un deuil, d’une maladie, d’une perte de situation, le chemin de Saint-Jacques met le pèlerin en marche. En cours de route, il s’ouvre à ce qui vient : l’épreuve physique d’abord, ensuite, selon le témoignage de l’académicien Jean-Christophe Rufin dans Immortelle randonnée (1),  » la délivrance des tourments de la pensée et du désir… pour devenir un homme qui marche… et cherche son salut « .

Claire Colette.
Claire Colette.© DR

Pour Claire Colette, ces étapes décrites ne sont pas que vaines phrases. Elles ont une résonance vécue. Dans La Saveur du chemin (2), cette assistante sociale au passé chargé d’échecs raconte comment elle quitte un matin son logis de Louvain-la-Neuve pour s’engager dans un périple de trois mois jusqu’à Compostelle. A 53 ans, elle laisse derrière elle maison, travail et enfants, mais emmène la plus symbolique des épreuves de sa vie : la fibromyalgie, qui rend tout effort musculaire et articulaire particulièrement douloureux. Mais peut-être est-ce précisément cette impossibilité apparente qui attire cette femme, pressentant que rien de grand ne naîtra d’une petite épreuve. Tout au long des 2 400 kilomètres qui la séparent de son point d’arrivée, elle engage un corps-à-corps qui va bouleverser son âme. Durant ces trois mois, elle prend des notes et met encore sept ans à les consigner dans un livre qu’elle veut  » d’utilité publique pour nécessiteux de l’âme « .  » Si je n’étais pas partie, je ne serais sans doute plus en vie « , confie Claire, elle qui était arrivée à un point de la vie où il faut soit changer, soit mourir, selon Luc Adrian, un autre pèlerin et journaliste.

Au retour, la maladie l’a quittée, donnant naissance à ce qu’elle appelle sa seconde vie. Abandonnant d’abord cigarettes et alcool, ainsi que sa dépendance à l’immédiateté (téléphones portables…), elle a repris sa profession en accompagnant désormais des personnes déficientes mentales. Elle prolonge également l’aventure au sens intime, celui de la vie intérieure, qu’elle cherche à partager. Ayant intégré un projet d’habitat groupé, elle remarque enfin qu’il se situe à cinquante mètres… d’un des chemins de Compostelle traversant la Belgique, la Via Gallia Belgica. Aujourd’hui, elle accueille des pèlerins, un autre de ses rêves.

Ce récit d’une résurrection ordinaire est contagieux. Depuis quelques années, le chemin est de plus en plus souvent parcouru par des personnes en quête de soins.  » Il est devenu un outil thérapeutique, souligne Gaële de La Brosse, qui a notamment codirigé le Guide spirituel des chemins de Saint-Jacques (3), mais aussi outil de communication : nombreuses sont les personnes qui marchent pour faire connaître une cause.  » Malades, marginaux, originaux s’y retrouvent, créant dans leur sillage une sociabilité réparatrice qui peut déboucher sur une ouverture spirituelle. Mais celle-ci n’est pas toujours, loin de là, la motivation première des pèlerins. Jean-Pierre Duquenne, qui a aujourd’hui 90 ans et se dit chrétien pratiquant, n’est pas parti pour  » le salut de son âme « . Lorsqu’il s’est engagé pour la première fois sur les chemins en 1993, de Puy-en-Velay, en France, jusqu’à Compostelle, il répondait simplement à un désir ancien qu’il n’avait pas eu le temps de satisfaire avant l’heure de la retraite. Certes, il avait lu le Guide du pèlerin du moine Aimery Picaud, rédigé en latin, en 1240, et était pétri de culture chrétienne.  » J’ai surtout découvert une liberté extraordinaire « , s’enthousiasme le  » jeune  » homme qui n’a même pas souffert d’une ampoule au pied durant sa marche.  » En rentrant, j’ai eu du mal à me réadapter. Le chemin vous change, mais je ne peux pas dire comment : c’est très profond et très subtil.  »

Depuis, le retraité a bouclé plusieurs autres portions de chemin, dont le Camino del Norte, qui longe la côte espagnole, et il a refait l’itinéraire de Puy-en-Velay jusqu’à Conques. S’il ne peut plus s’engager dans une marche aujourd’hui, à moins de  » tenter le Seigneur  » comme il dit, Jean Pierre fait partie de ceux que l’on surnomme les « multirécidivistes », lesquels ne sont passibles d’aucun autre crime que de retourner vers le chemin de manière chronique.

La mort d’un mythe ?

L’éloge du chemin n’est cependant pas unanime. Suzanne Dubois et André Linard sont partis de Bruxelles en 2008. Leurs raisons ? Se délester du superflu et aller vers l’inconnu, placer son humble pas dans les pas d’une humanité intemporelle. La dimension religieuse ne les intéresse pas.  » Toutes proportions gardées, il y avait peut-être une forme de contestation de l’idéologie dominante « , risquent-ils. Comme l’auraient fait les pionniers, ils décident d’emprunter le tracé de Tours et de Poitiers à Saint-Jean-Pied-de-Port. La traversée de la France est enchanteresse. Ils aiment chercher l’itinéraire plutôt que de suivre les flèches. Ils goûtent la sensation vivifiante de n’avoir ni la sécurité d’un toit pour la nuit, ni celle d’un lieu – ne fût-ce qu’un seul café – pour se restaurer. Ils apprécient les rencontres insolites sur un chemin où, à chaque étape, ne se retrouvent que quelques pèlerins comme sortis d’une épopée et surtout, l’accueil offert par les hébergeurs,  » qui vous apprennent à recevoir sans rien donner en échange « .

Gaële de La Brosse
Gaële de La Brosse© YVES GIRAULT

Cinquante jours de marche comme une longue traversée heureuse, jusqu’à ce que Suzanne et André atteignent le Camino Francés, le trajet en territoire espagnol, qui relie les Pyrénées à Saint-Jacques-de-Compostelle. Là, c’est le choc et la désillusion.  » Pour la première fois, nous avons l’impression d’être sur une autoroute à pèlerins.  » En quelques heures, ils croisent plus de pèlerins qu’en deux mois en France. Mais ce n’est pas tant le nombre qui les gêne que les comportements qui les accompagnent : dès 14 heures, c’est la ruée vers les hébergements pour avoir une place qui, parfois, est tout entière occupée par des  » coquillards  » – ceux qui profitent des hébergements bon marché, sans parcourir le chemin. A l’heure du repas, les pèlerins se bousculent dans les cantines et comme dans un camping bondé en été, ils font ensuite la file pour une douche, l’usage d’un lave-linge ou l’achat d’une cannette à un distributeur… Sans parler du manque d’accueil de la part des hébergeurs, sans doute lassés par une telle cohue.

Dans leur livre Compostelle : la mort d’un mythe ? (4), Suzanne et André exposent leur amour du chemin et leur peine devant la tournure commerciale qu’il prend en Espagne. Ils entrevoient son déclin comme celui de tous les lieux offerts sans limites au tourisme et rejoignent la critique de Jean-Christophe Rufin qui dénonce sa transformation en un  » produit offert à la consommation dans le grand bazar postmoderne « . Mais leur livre semble écrit pour conjurer un funeste sort plutôt que pour s’en détourner. Car Suzanne et André ont longtemps caressé le rêve de s’établir un jour le long du chemin de Saint-Jacques et ont entrepris depuis lors, la Via Francigena, voie de pèlerinage médiévale qui va de Canterbury à Rome. Car pour eux, le chemin ne s’est pas arrêté à Compostelle, ni à l’expérience espagnole. Comme pour nombre de pèlerins, il n’aura jamais de fin.

(1) Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi, par Jean- Christophe Rufin, éd. Guérin, 2013, 258 p. (2) Compostelle, la saveur du chemin, par Claire Colette, Academia/littérature, 2015, 244 p. (3) Guide spirituel des chemins de Saint-Jacques, par Gaële de La Brosse, Presses de la Renaissance, 2010, 320 p. (4) Compostelle : la mort d’un mythe ?, par Suzanne Dubois et André Linard, Couleur livres, 2010, 131 p.

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