L'autrice n'a pas voulu utiliser le bleu, seulement les bruns, le gris, les gris vert pour être au plus près des couleurs que l'on connaît de la côte belge.

Son Ostende

Pendant le confinement, Dominique Goblet s’en est allée peindre les paysages ostendais. Un exercice formel chargé de sensations, devenu récit à la fois cathartique, érotique et autobiographique, qui s’incarne dans deux livres, aussi superbes qu’indissociables.

Ce sont des paysages et des atmosphères qui, forcément, nous parlent à tous: existe-t-il plus noir-jaune-rouge que la mer du Nord, là où tout Belge a construit une partie de son histoire et de ses souvenirs? Des paysages immédiatement identifiables et qui résonnent en chacun de nous, charriant comme peu des ambiances fortes et mélancoliques, surtout si on s’éloigne de la période estivale grouillante de monde: le ciel si bas, la plage si grande à marée basse, le bruit de l’écume, le froid, le vent, les dunes, et cet arrière-pays si plat, où l’on n’aperçoit qu’une grange, des vaches et des restes de vie…

« La mer du Nord, ce n’est pas comme la Méditerranée, immédiate, accessible. La mer du Nord, c’est un paysage rude, froid, parfois lugubre, qui se mérite. Mais un peintre a dit un jour que toute chose regardée avec attention devient belle… C’est ce qui m’est arrivé, et j’ai redécouvert Ostende. Chaque jour, je devais monter une dune pour rejoindre le lieu où je logeais. Chaque jour, il y avait cette atmosphère, le vent qui se lève, le sable sous les pieds, le bruit de la mer avant de la voir… Et surtout sans savoir à quoi elle allait ressembler. Chaque fois, c’était un choc, qu’elle soit proche ou éloignée, déchaînée ou sous le brouillard, parfois enneigée… » Un choc que Dominique Goblet, papesse de la bande dessinée alternative belge et internationale (lire l’encadré p. 79), avait dans un premier temps partagé sur son réseau social, provoquant un engouement aussi rare qu’immédiat, la rassurant d’emblée sur la résonance que pouvaient provoquer ses marines ostendaises.

Son Ostende

« Je n’avais jamais vu ça. Je crois que c’était le meilleur de ce que je pouvais leur donner dans ce moment de confinement et de repli: des choses ouvertes, des paysages, la nature… Dans le confinement, et dans notre belgitude, ça a touché une corde sensible. Il y avait là, peut-être, l’essentiel de ce dont on avait besoin à ce moment-là. Ces peintures, ce fut d’abord un travail sur la sensation. Ce n’est qu’au montage que le tout est devenu autre chose. » Soit « un récit beaucoup plus autobiographique que prévu » et qui s’incarne désormais dans deux livres: Ostende (1), à proprement parler, et Ostende Carnets (2), qui reprend intégralement et sans montage les deux pages de recherche quotidiennes auxquelles s’astreignait Dominique Goblet en parallèle à ses peintures, ainsi que les textes érotiques nés de ce séjour ostendais, qui donnent à voir ce qui se passe derrière les dunes et les interdictions officielles de sortie: un jeu de champ-contrechamp qui donne à Ostende toute sa force et son sens et en fait une oeuvre phare, tant pour son autrice que pour la côte elle-même, qui n’avait plus connu pareille oeuvre d’art dédiée depuis Spilliaert ou Ensor.

Son Ostende
© FRMK

« Sublime magie »

Ce grand oeuvre qui fera date dans la carrière de l’autrice n’était en réalité pas prévu: à la suite d’une rupture – « une période très difficile, vraiment pénible et douloureuse » – et du confinement qui s’abat, incapable de poursuivre le récit purement autobiographique sur lequel elle travaille (comme à chaque fois, des années durant), Dominique fuit à la côte, chez un ami, « avec un sac de gouaches ». Une technique qu’elle n’a jamais utilisée « mais que j’aime pour son coté très mat, en choisissant le sujet le plus ouvert possible: le paysage. Je suis à la mer, je vais donc peindre la mer, avec deux contraintes. D’abord, ne pas utiliser le bleu – autant se passer de l’essentiel, comme dans La Disparition de Perec -, seulement les bruns, le gris, les gris vert pour être au plus près des couleurs que l’on connaît de la côte belge. Ensuite, comme une sorte de jeu plastique, je voulais perturber le paysage avec des formes abstraites, géométriques, quelque chose de tendu qui vient casser l’aspect romantico-mélancolique et un peu vieillot du paysage et de la peinture sur chevalet. » Et parce qu’elle a depuis toujours un pied dans l’art plastique et l’autre dans la bande dessinée, Dominique Goblet a aussi introduit des séquences narratives entre ses peintures, quatre cases en place d’un seul dessin, « pour tirer le tout vers les codes de la BD » et surtout donner de l’espace « aux personnages qui se sont imposés à moi et au récit, comme souvent, de manière très inconsciente ».

Ostende a littéralement sauté au visage de Dominique Goblet, papesse de la bande dessinée alternative.
Ostende a littéralement sauté au visage de Dominique Goblet, papesse de la bande dessinée alternative.© dr

Il y a d’abord Irène, femme mûre qui lui a été inspirée par une photo ancienne, extraite de son énorme banque de données « dans laquelle je puise pour stimuler mon imagination ; ici, c’était une femme entourée de trois autres, et semblant prête à jeter son bustier ». Apparaissent ensuite trois hommes qui la suivent, et puis une majorette, née de sa rencontre au cours de ses heures de promenade au Coq avec  » une petite fanfare incroyable, avec des costumes à l’ancienne, un chef d’orchestre gesticulant devant deux gars dont l’un jouait d’un énorme soubassophone et l’autre, qui portait une grande barbe à la Léopold II, frappait comme un sourd sur une grosse caisse installée sur un bac de Jupiler, lui-même posé sur une chaise roulante… C’était du Bruno Dumont, quelque chose qu’on ne voit qu’à la côte ou dans le nord de la France, de la pure belgitude. Ils s’appellent De Rustende Moeders, se décrivent eux-mêmes comme la plus petite fanfare du monde. Je les voulais sur ma plage. Mais étrangement, je n’ai pas peint la fanfare, mais une majorette, qui n’était pas là… »

Dominique Goblet a d'abord partagé ses images via les réseaux sociaux, provoquant un engouement immédiat.
Dominique Goblet a d’abord partagé ses images via les réseaux sociaux, provoquant un engouement immédiat.

Ce n’est qu’au montage que tous ces accidents et ces dessins ont réellement pris leur sens. Outre une réaction évidente et en contre-pied au confinement qui s’abattait, Ostende s’est avéré devenir un récit bien plus personnel et intime que prévu, à la surprise même de son autrice: « Cette femme qui arpente la plage désertée de sa solitude, qui tente de fuir des hommes conventionnels, qui se cherche de nouveaux chemins, de nouvelles perspectives, mais dont le récit tend petit à petit vers la musique, la joie et les couleurs… Cette femme qui libère sa féminité, et cette majorette, tête dressée, en dernière image, qui semble dire « on y va » vers son propre concert, prenant sa vie en main… Ça m’a sauté au visage. Ce fut un moment de sublime magie comme on en connaît peu en tant qu’artiste. »

Son Ostende
© FRMK

(1) Derrière, volume 1, Ostende, par Dominique Goblet, éd. FRMK, 104 p.

(2) Ostende Carnets, par Dominique Goblet, éd. FRMK, 124 p.

Entre plastique et intime

La belgitude de Dominique Goblet ne date pas de cet Ostende – qui sera en réalité la première pierre d’une trilogie, le deuxième volume étant consacré aux paysages de l’Ardenne. Née d’un père wallon et d’une mère flamande, l’autrice a grandi dans un milieu très modeste, à Tervuren, « mais avec une petite maison à Nieuport où nous allions souvent. Chaque fois que les majorettes passaient, je courais marcher en cadence avec elles. J’ai toujours dit à ma mère que, plus tard, je serais majorette, elle qui s’était mis en tête de m’habiller et de me traiter comme un garçon… ».

Une enfance qu’on qualifiera pudiquement de compliquée, que Dominique apprendra à sublimer avec sa découverte des arts plastiques à l’Institut Saint-Luc puis à l’ERG et, surtout, de la bande dessinée alternative dont elle devient immédiatement une figure incontournable. Elle participe ainsi dans les années 1990 à la création du groupe Frigoproduction qui deviendra Fréon (où elle publie en 1997 son premier livre, Portraits cachés, déjà autobiographique) puis Frémok. Elle rejoint L’ Association de Jean-Christophe Menu, en 2007, avec son très éprouvant Faire semblant c’est mentir, récit autobiographique d’une enfance entre alcool et violences physiques et morales qui lui permet de comprendre « que l’autobiographie en bande dessinée, c’est impossible: ce qu’il faut raconter, ce n’est pas la réalité, mais ta vérité ». Une quête qu’elle accompagne de recherches graphiques, narratives et plastiques permanentes, que l’on retrouve dans Les Hommes-loups (FRMK, 2010) ou dans son ouvrage édité avant Ostende, L’Amour dominical (FRMK, collection Knock Outsider), qui la voyait côtoyer l’art brut de Dominique Théate, membre mentalement déficient de La S Grand Atelier, à Vielsalm. Un album qui lui a valu une sélection au festival d’Angoulême en 2020, dont elle fut la présidente du jury un an plus tôt. Toujours en 2020, Dominique Goblet a reçu le prix Atomium de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour l’ensemble de son oeuvre. Elle enseigne désormais tant à l’ERG qu’à Saint-Luc.

Son Ostende
Son Ostende
Ostende Carnets reprend les recherches quotidiennes auxquelles s'astreignait l'autrice, ainsi que les textes érotiques nés de ce séjour à la côte.
Ostende Carnets reprend les recherches quotidiennes auxquelles s’astreignait l’autrice, ainsi que les textes érotiques nés de ce séjour à la côte.
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