Secret stories

Quinze ans après Les Corrections, roman qui le fit accéder au pupitre de  » grand écrivain américain « , Jonathan Franzen revient avec Purity, intrigue familiale ambitieuse et captivante qui est aussi une défense et illustration du roman à l’heure du tout numérique.

« Ses diverses périodes de grâce terminées, Charles se mit au travail et s’attela à l’écriture du grand livre, le roman qui lui assurerait sa place dans le canon moderne américain. Jadis, il avait suffi d’écrire Le Bruit et la Fureur ou Le soleil se lève aussi. Mais, à présent, la taille était essentielle. L’épaisseur, la longueur…  » Page 252, Jonathan Franzen se joue de l’obsession typiquement américaine d’un de ses personnages secondaires, écrivain, pour le  » Great American Novel  » – roman-somme qui réussirait à embrasser de façon définitive quelque chose comme la psyché US. Délicieuse autodérision : dernier-né d’une carrière littéraire débutée en 1989 avec La Vingt-Septième Ville et jalonnée de quelques best-sellers (citons le succès phénoménal des Corrections – 2,85 millions d’exemplaires à travers le monde, puis Freedom en 2010), Purity affiche 750 pages au compteur, et son ampleur est effectivement un enjeu en soi. Car l’une des questions qui accompagnent la sortie événement d’un livre comme celui du New-Yorkais (né en 1959, près de Chicago) est de savoir s’il en vaut la peine. La peine ? L’investissement, l’effort, les nécessaires heures de lecture à aligner pour venir à bout de la partie : question légitime à l’heure, virtuelle et zappeuse, où le roman doit plus que jamais ruser pour s’imposer dans un paysage qui ne veut pas toujours de lui, et peut-être de moins en moins…

Esprit de famille

Largement endettée à cause d’un prêt qu’elle a contracté pour pouvoir financer ses études, Purity, jeune Californienne qui vit dans un squat à Oakland, ignore qui est son père, mais sa mère, misanthrope et à moitié folle, lui refuse obstinément de lever le voile sur ses origines. Par une série de hasards, une colocataire met bientôt  » Pip  » en rapport avec Andreas Wolf, chef ultracharismatique du Sunlight Project, ONG très wikileaksienne réfugiée en Bolivie qui donne une audience mondiale aux lanceurs d’alerte et aux fuites d’information. Bien décidée à user de la fameuse structure pour résoudre la question de l’identité de son père, Pip débarque alors à Los Volcanes, vallée où travaille la ruche du Sunlight – panoplie de stagiaires tous splendides et talentueux, et tous plus ou moins sévèrement sous l’emprise psychologique de leur mentor. Fils d’apparatchik grandi dans l’Allemagne de l’Est et ayant enchaîné les gros coups médiatiques à la chute du mur, Andreas Wolf est un géant d’Internet magnétique, mi-homme mi-geek, entièrement dévoué à la divulgation des secrets à grande échelle. Pip entame rapidement avec lui un jeu de séduction compliqué, qui débouche bientôt sur d’inattendues confessions de Wolf à propos d’un secret de son passé, envahissant et potentiellement destructeur, pour lui mais aussi pour la poursuite du Sunlight… Et d’entraîner Pip dans les zones les plus troubles de son histoire familiale…

Mères abusives et sociopathes, pères cachés, romancier à demi-paralysé, chercheuse de scoops lauréate du Pulitzer, vidéaste conceptuelle déterminée à filmer avant la fin de sa vie chaque centimètre carré de son corps, milliardaire adepte de Dostoïevski ayant fait fortune dans l’industrie de la viande… Purity est une galerie de portraits formidablement complexes. Construit en cinq parties, dans un style sans effet qui sait utilement disparaître derrière les enjeux de sa narration, le romanalterne les narrateurs et les continents pour exposer la manière dont les actes et les choix d’individus pris dans la tourmente de l’histoire continuent de faire effet dramatiquement après eux – une définition parmi d’autres de la famille, valeur américaine par excellence, et enjeu permanent et obsessionnel de la littérature de Franzen.

Anti-Twitter

Roman d’apprentissage à la trame ultraréférencée, Purity baigne dans une tradition très dix-neuvièmiste voire dickensienne (Pip est aussi le nom du protagoniste des Grandes espérances, avec lequel le roman de Franzen partage pas mal de traits), ce qui n’empêche pas son auteur de proposer une lecture acérée de son époque. Pas spécialement connu pour être un digital native (on parle quand même d’un romancier qui, outre de régulières saillies contre l’usage des e-books, se vante d’initier l’écriture d’un nouveau livre par le sabotage préalable de sa connexion Internet), l’anti-Twitter Jonathan Franzen interroge ici le devenir des mythologies intimes dans une société rompue au virtuel. D’où vient l’obsession moderne pour les révélations – fonds de commerce des hackers autant que bombes à retardement potentielles des non-dits nécessaires d’un couple ? Est-il malsain d’entretenir des zones d’ombre, ou bien plutôt de prétendre n’en présenter aucune ? Renvoyant dos à dos journalisme d’investigation et cybermilitants dans la course à l’information, allant jusqu’à comparer Internet au socialisme dans l’aliénation et le conditionnement des êtres, Franzen leur oppose un autre type de lumière, plus tortueuse, moins rasante. Descendant dans les profondeurs de l’âme tout en échafaudant une intrigue présentant le bonheur galopant d’un récit d’aventure, voire d’un thriller, Purity est une saga addictive sur ce que l’on apprend et la manière dont on l’apprend. Maître ultime des révélations, organisateur omniscient des destinées, Franzen y réaffirme surtout la nécessité du roman en tant qu’étude de moeurs et analyse des passions. Un genre qui poursuivrait en dernière analyse, et avec les moyens qui lui sont propres, une certaine vérité à rebours du langage binaire : celle de la contradiction, de la lenteur et de l’irréductible complexité des êtres.  » Les pensées intimes n’étaient pas accessibles, disséminables et lisibles comme l’étaient les données informatiques.  » Quelque chose comme une acceptation de… l’impureté.

Purity, par Jonathan Franzen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis, éd. de L’Olivier, 752 p.

PAR YSALINE PARISIS

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