Philippe Herreweghe à la direction du Collegium Vocale Gent, en 2012. © HIROYUKI ITO/GETTY IMAGES

Noces de Diamant

Le label Harmonia Mundi fête son soixantième anniversaire. Découvreur de talents majeurs de l’industrie du disque, infatigable défricheur de répertoire, ce pilier de la vie musicale française a été racheté en 2015 par Pias, un géant de la pop culture… belge.

Nous sommes en 1958. En pleine Nouvelle Vague et alors que le nouveau roman bat son plein, Bernard Coutaz comprend que la cartographie de l’édition papier est saturée. Journaliste et romancier, le trentenaire hyperactif décide alors de se lancer dans l’industrie phonographique – un domaine tenu, jusqu’alors, par des Anglais plutôt amidonnés qui fument la pipe et signent des chèques avec superbe. Sans capital propre, l’entrepreneur adopte prophylactiquement un modèle économique qui fera florès chez les babas cool : celui des coopératives. Il fait chauffer le cadran de son téléphone en bakélite et contacte des centaines de mélomanes désintéressés auxquels il vend une ou deux parts de son entreprise. Ainsi naît Harmonia Mundi, aujourd’hui une major du disque et un élément central de l’exception culturelle française.

Coopérative baroque

Au début des années 1960, la musique ancienne n’en est qu’à ses balbutiements. Ou plutôt sa popularité. On l’enregistre peu et, quand on l’enregistre, c’est sans aucun souci d’idiomatisme. Le style, l’authenticité, la rigueur sont, à l’époque, des notions totalement ringardes qui n’intéressent que quelques universitaires du fond de la Ruhr… Mais Bernard Coutaz rencontre un médecin féru d’organologie. Ensemble, ils se mettent, tels des entomologistes, à traquer des instruments secrets pour en capter les sonorités les plus inouïes. Les Beatles vendent mieux – c’est certain – mais un aréopage d’organologues hirsutes s’intéressent à l’aventure et, cahin-caha, l’entreprise trouve son public. C’est que Coutaz – par prescience ou par chance – précède de peu la vague phénoménale des baroqueux ; ces musiciens épris de redécouvertes qui, dans les années 1960, entendront restituer aux compositeurs un peu de leur dignité perdue en renouant, par la philologie et par la facture, avec le geste musical juste. Philippe Herreweghe, alors étudiant en psychiatrie, rappelle que, quand il dirigeait une Passion de Bach sur instruments anciens à l’époque, des processions de hueurs se précipitaient à ses concerts, lesquels – tumulte merveilleux – étaient entrecoupés de prêches contre la guerre du Vietnam. Harmonia Mundi fut le podium de ce mouvement et sut même le rester, d’une manière ou d’une autre…

Bernard Coutaz, fondateur de Harmonia Mundi, dans ses bureaux de Arles.
Bernard Coutaz, fondateur de Harmonia Mundi, dans ses bureaux de Arles.© ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/BELGAIMAGE

Une maison d’édition sans artistes est un temple sans colonnes. La force de Bernard Coutaz est d’être parvenu à identifier – et à dompter – certains des talents les plus importants de son temps. L’histoire d’Harmonia Mundi semble cependant devoir énormément à Alfred Deller, le réinventeur moderne de la voix de contre-ténor, qui grava certains de ses plus beaux témoignages tardifs pour le label. Cette rencontre – tout le monde l’ignore alors – va se transformer en jeu de dominos artistique : c’est à un stage d’Alfred Deller à l’abbaye de Sénanque qu’apparaîtra René Jacobs, jeune contre-ténor belge qui développera chez Harmonia Mundi ses appétits pour la direction d’orchestre, au point d’être aujourd’hui considéré comme une référence absolue en matière d’opéras de Mozart. Eva Coutaz, épouse et bras droit de Bernard (décédé en 2010) se souvient que Jacobs était très timide au moment d’enregistrer son premier Mozart :  » Il était assailli de doutes.  » Sa discographie est pourtant aujourd’hui, l’une des plus insolentes, considérée par beaucoup comme un point d’équilibre primordial entre les recherches musicologiques et le sens du drame. Entre la tête et le coeur.

Premiers de cordée

Retour aux flamboyantes années 1980 et à nos dominos : en créant le Concerto Vocale, René Jacobs s’associe à un jeune claveciniste de Buffalo du nom de William Christie, lequel vivote pour l’heure à Paris en donnant quelques concerts. Harmonia Mundi offre au claveciniste et chef d’orchestre franco-américain ses premiers enregistrements des grands compositeurs français des xviie et xviiie siècles. Avec son ensemble Les Arts florissants, il est aujourd’hui l’une des plus incontournables sommités de la musique ancienne. Il enregistre l’essentiel de son legs chez Harmonia Mundi, avant de partir pour Virgin… et de revenir finalement chez Harmonia Mundi. Notre compatriote Philippe Herreweghe (Gans, 1947) sera, lui aussi, pris sous l’aile de Coutaz. Sa discographie sera l’une des odyssées les plus spectaculaires et les plus lucratives de l’histoire du classique. Herreweghe, qui a pu graver des versions plus ou moins définitives des Passions de Bach, fait aujourd’hui six fois le tour du monde à l’endroit et à l’envers, pour donner à entendre ses prodiges aux Indiens et aux Australiens.

Le goût de Bernard Coutaz et de ses équipes ne se restreint pourtant pas à la musique ancienne ; né en 1968, Alexandre Tharaud n’avait rien enregistré d’inoubliable avant de donner chez Harmonia Mundi un disque consacré à Jean-Philippe Rameau qui fera de lui l’un des pianistes les plus sollicités du globe. Tous signés sur le label, Isabelle Faust, Alexander Melnikov, Christophe Rousset, Andreas Scholl, le Trio Wanderer, le Jerusalem Quartet et – aujourd’hui – Sébastien Daucé ou Raphaël Pichon comptent parmi les acteurs majeurs de la scène baroque. Combien de noms glorieux jalonnent ce catalogue ?

Plus qu’une maison de disques, Harmonia Mundi aura su accompagner ses ouailles et les guider dans leurs décisions artistiques et leurs carrières. De toutes ses réussites, la plus spectaculaire aura été d’assumer un rythme de production d’une major – avec une volumétrie de sorties hallucinante – tout en s’imposant l’exigence éditoriale du plus rigoureux des labels indépendants. En découlent quatre générations d’artistes majeurs.

Noces de Diamant

Coffrets forts

Pour marquer le coup de ses 60 ans, Harmonia Mundi édite deux spectaculaires coffrets. Le premier s’entend comme un atlas de ses intérêts artistiques, avec un coup de projecteur particulier sur les musiques du monde, les musiques antiques, la Renaissance et, bien sûr, ce salon de curiosités auditif qu’est l’organologie. On mesure la vertigineuse curiosité de ses producteurs, qui auront simplement manqué de s’engager dans l’exploration des musiques contemporaines, à l’exception de Luciano Berio (seul tenant ici du langage moderne). Le second coffret est une photo de famille réunissant dans leurs meilleures réalisations les diverses branches du clan. Les contre-ténors descendants d’Alfred Deller, l’odyssée opératique de René Jacobs (Cavalli, Mozart, Händel), les classiques historiquement informés (ou quand le geste  » baroqueux  » a agrippé Haydn, Mozart et Beethoven), les chambristes, les chanteurs de tous plumages. C’est l’instantané d’une des aventures les plus déterminantes de la discographie classique, certainement la plus rigoureuse, la plus ouverte et la plus curieuse qui se referme, paradoxalement, sur une porte ouverte : celle des nouveaux venus, des nouveaux familiers, sur qui reposent désormais l’honneur et la dignité d’une aventure vieille de soixante ans.

Noces de Diamant

Generation Harmonia Mundi, vol. 1 : 1958 – 1988 : The Age of Revolutions ; vol. 2 : 1988 – 2018 : The Family Spirit, Harmonia Mundi/Pias.

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