Jean-Marie Piemme est venu tardivement à l'écriture théâtrale avec le besoin inconscient d'un retard à combler. © ALICE PIEMME

Mieux vaut tard

Peu d’auteurs vivants peuvent se targuer d’avoir trois de leurs pièces à l’affiche sur nos scènes la saison prochaine. C’est le cas de Jean-Marie Piemme, dont Jours radieux, farce déjantée sur une famille effrayée que la peur conduit à des choix désastreux, sera bientôt créée au festival de Spa.

Eté 1986. La saison du théâtre royal de La Monnaie, dirigé alors par Gerard Mortier, vient de se terminer. Jean-Marie Piemme, 42 ans, conseiller dramaturgique dans la prestigieuse institution, rentre chez lui et se retrouve un peu désoeuvré dans ce calme après la tempête. Spontanément, il glisse une feuille dans sa machine à écrire.  » J’ai dactylographié une dizaine de pages qui me sont venues sans trop de réflexion, se souvient-il. Il se passait quelque chose, je n’avais jamais fait ça de ma vie. J’ai rempli le frigo de toutes les victuailles possibles et je suis resté enfermé chez moi… A la fin du mois d’août, une pièce était là, Neige en décembre, que personne n’attendait, que personne ne prévoyait, même pas moi, et ça a changé complètement l’orientation de mon existence. » Neige en décembre sera très vite montée, éditée deux ans plus tard chez Actes Sud et recevra en 1990 le prix triennal du théâtre de la Communauté française de Belgique.

A partir de là, le late bloomer originaire de Seraing ( » Je suis du pays de l’usine. Je le dis sans fierté, mais aussi sans aigreur « , écrit-il dans le récit autobiographique Spoutnik, adapté au théâtre dans le très acclamé J’habitais une petite maison sans grâce, j’aimais le boudin) ne va plus s’arrêter. En trente ans, il a signé une quarantaine de pièces, qui ont foisonné sur les scènes belges, et au-delà.  » Je pense que le fait d’avoir d’abord beaucoup travaillé les textes des autres m’a énormément servi, analyse-t-il a posteriori. C’est le meilleur écolage qu’on puisse imaginer : ce contact avec la matière textuelle, autrement qu’en simple lecteur, pour voir comment ça fonctionne, comment c’est fabriqué. Quant à ma productivité, il y a sans doute inconsciemment l’idée d’un retard à combler. Quand on commence à 42 ans, ce n’est pas le moment de se regarder les doigts de pieds, il faut y aller ! Et puis, ça nourrit mon existence. Chaque fois que j’écris, je multiplie mes vies. Je vis des vies les plus insensées qui soient, les plus immorales qui soient, les plus morales aussi. Le plaisir de la fiction, c’est ça : la multiplication des existences.  »

Par exemple, pour son spectacle au titre bellissime et tintinophile Eddy Merckx a marché sur la lune, qui sera créé en décembre prochain dans une mise en scène d’Armel Roussel (1), Piemme adoptera le point de vue d’un jeune homme d’aujourd’hui pour parler de Mai 1968, une période qui l’a personnellement beaucoup marqué. Après ses études de philologie romane à l’université de Liège, il part à Paris en 1966 pour suivre les cours de l’Institut d’études théâtrales de la Sorbonne.  » Il y avait un bouillonnement. Ce sont les années où sortent les livres importants de Foucault. Barthes régnait en maître sur la pensée française. Je me suis fourré dans son séminaire, j’y ai vu Julia Kristeva… J’ai vécu intensément ces moments-là. J’avais l’impression de trouver pour la première fois une formation qui correspondait à ce que j’étais. J’ai découvert Brecht. Puis, pour comprendre Brecht, j’ai lu Marx. Je rebondissais de livre en livre. C’est une année où j’ai passé des nuits à lire alors qu’avant, je ne lisais rien du tout.  »

Maelbeek

En comparaison avec l’effervescence de Mai 1968, l’époque actuelle semble bien sombre, comme en témoigneront les deux autres pièces de Piemme prochainement montées : Jours radieux, farce mordante sur la progression de l’extrême droite mise en scène par Fabrice Schillaci, dont la création aura lieu dans les jours qui viennent au festival de Spa (2), et Bruxelles, printemps noir, réécriture d’une pièce antérieure à l’aune des attentats du 22 mars 2016 (3).

 » Il y a une dizaine d’années, j’avais écrit Métro 4 pour une classe de l’Insas (NDLR : l’Institut national supérieur des arts du spectacle, où Piemme a enseigné l’histoire des textes dramatiques pendant plus de vingt ans), où j’imaginais une bombe qui explose à la station Porte de Namur, explique-t-il à propos de la seconde. A l’époque, il y avait eu les attentats à Madrid (2004) et Londres (2005) et on savait que la Belgique était une plaque tournante… Il se fait qu’au moment des attentats de Bruxelles, Philippe Sireuil était en train de travailler sur Métro 4 avec ses étudiants à Lausanne. Que fallait-il faire ? On ne pouvait pas simplement remplacer « Porte de Namur » par « Maelbeek »… En même temps, on ne pouvait pas non plus ignorer ce qui s’était passé à Bruxelles… Philippe Sireuil a donc voulu monter le spectacle avec des acteurs professionnels, mais dans une version retravaillée. J’ai supprimé et remplacé des passages, mais la logique de la pièce reste la même.  » A savoir, une multiplicité d’épisodes autonomes, révélant une mosaïque de points de vue, des victimes aux responsables politiques en passant par les journalistes, les djihadistes, et jusqu’à l’auteur lui-même, pour une courte intervention.

Entre commandes ( » quand on sait les gérer, ça a l’avantage de vous conduire à un endroit inattendu « ) et créations libres, entre petites et grandes distributions, entre humour et émotion, entre le vulgaire et le noble, Piemme aime la variation.  » Si on essaie de me classer, je suis plutôt allemand que français, confie-t-il à propos de son éclectisme. Je suis plus proche de von Kleist, von Horvath, Wedekind que de Musset, Hugo ou Giraudoux. Les Français sont très homogènes alors que les Allemands multiplient le haut, le bas, le tragique, le comique. Et c’est peut-être la situation de la Belgique qui fait ça. Je suis né en Wallonie, devant une usine, dans un pays particulier, et ça façonne le regard.  »

PAR ESTELLE SPOTO

 » Le plaisir de la fiction, c’est ça : la multiplication des existences  »

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