© vif/l'express - LOUVRE PARIS / DEBBY TERMONIA

Le savant soldat

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le spécialiste des neurosciences Idriss Aberkane.

Trente ans à peine. Et trois doctorats, dont un en neuroergonomie et économie de la connaissance, quatre livres de vulgarisation scientifique, des éditos dans Le Point, des conférences partout dans le monde (dont cinq Tedx), des cours à l’Ecole centrale Paris et de la consultance pour de grosses entreprises, du genre PWC, Eiffage ou Chanel. Et c’est au Café de France, place d’Italie, que vous attendez le petit génie. A l’extérieur, les jupes et les shorts ont envahi les rues et les Parisiens – accablés sous les 30 degrés – ne trouvent même plus la force de râler. Il faut dire que les sujets manquent un peu : la présidentielle est enfin terminée, Macron entame sa période de grâce et Cannes en a fini avec ses palmes. Dix minutes d’attente. Puis, Françoise, l’assistante personnelle d’Idriss Aberkane, appelle pour l’excuser :  » Il est coincé dans les embouteillages. Son autre assistante aurait dû vous prévenir mais ne vous en faites pas, il arrive !  » Trente ans, deux assistantes, des diplômes et des lauriers par chapelets, et voici que notre surdoué découvre que Paris est paralysé par les embouteillages le matin.

Cinq minutes plus tard, mallette à la main et tout de streetwear vêtu, Idriss Aberkane saute de son taxi, s’excuse platement, vous embrasse et s’installe à la table sans charme de l’établissement où de vieux baffles crachent les hits nineties de Radio Nostalgie. A voir ce beau garçon en tee-shirt moulant et qui, bagues aux doigts, se recoiffe d’un air distrait dans le miroir, on a du mal à imaginer que les neurosciences vont libérer notre cerveau, comme le promet son dernier ouvrage. Pourtant, sa sélection d’oeuvres d’art pour notre renc’art était fine et, d’emblée, il précise les avoir toutes élues pour la même raison :  » Ce sont des oeuvres « monde » car chacune renferme plusieurs univers en elle.  » Il regrette, d’ailleurs, que les choix soient comptés ; il aurait bien ajouté à sa sélection, Le Gobelet des Titans, de Thomas Cole, ou La Corde sensible, de Magritte. A l’instar de ses théories neuroscientifiques, force est de constater que le cerveau d’Aberkane semble, lui aussi, très ergonomique.

L’enfer et ses portes

Et balayant de ses doigts fins l’écran de l’iPad, Idriss démarre avec La Porte de l’Enfer, d’Auguste Rodin. C’est à l’université de Stanford (San Francisco) où il étudiait comme chercheur invité, qu’il a découvert cette oeuvre monumentale. Plus de six mètres de hauteur, entièrement réalisée en bronze et qui, sous le soleil californien, se dilate ou se contracte, produisant ainsi des  » dongs  » mystérieux.

Passée l’anecdote, qui l’amuse beaucoup, le conférencier confesse adorer Rodin.  » Vous saviez qu’en France, les critiques d’art l’appelaient « le Belge » ? D’abord parce qu’il a vécu chez vous mais, surtout, pour le différencier des artistes français qui ne pratiquaient que le style académique de l’époque. Mais ce qui me fascine par-dessus tout, c’est que sa carrière a démarré par une accusation de falsificateur « ,explique-t-il, plutôt fier de son effet. Une histoire proche de celle d’Idriss Aberkane, récemment allumé par certains confrères l’accusant de présenter son CV de manière trop flatteuse. Réplique immédiate : il a publié ses diplômes et la totalité de ses recherches, ce qui est plutôt rare selon lui. Aussi rare que de tirer à presque 200 000 exemplaires des ouvrages scientifiques. Forcément, ça irrite un peu le landerneau.

Loin de s’appesantir, l’intéressé reprend déjà sa démonstration :  » Les sculptures de Rodin étaient esthétiquement si parfaites qu’on l’accusa de couler directement son plâtre sur ses modèles au lieu de les sculpter de ses mains. Ces attaques, terribles, ont eu un impact considérable sur sa carrière : il jura de ne plus reproduire de sculpture à taille humaine et décida de toujours laisser apparaître les coups portés par lesinstruments sur la matière.  » Détaillant une à une les sculptures qui composent La Porte de l’Enfer, il sourit à l’idée qu‘in fine ce sont ses détracteurs qui ont permis à Rodin de révolutionner l’art de la sculpture. A l’évocation des accusations dont il fut la cible, le consultant confie ne pas avoir été blessé mais terriblement déçu. En y laissant ses illusions.  » Une sorte de dépucelage cognitif d’une violence rare. Je ne m’y attendais pas du tout. Pour moi, un chercheur, c’est l’antithèse du type de la rue, c’est l’élite, il ne ment pas… En tout cas, ce fut une énorme désillusion. Le pire, c’est qu’en voulant me détruire, mes détracteurs ont boosté encore plus les ventes du bouquin.  » De cette expérience, ce fils d’un couple de professeurs de maths affirme ne garder que le meilleur : elle lui a permis de se libérer du jugement de ses pairs et de travailler avec plus de liberté encore.

Final Fantasy

Second opus : Persée secourant Andromède, du peintre hollandais Joachim Wtevael. Idriss Aberkane en a utilisé l’image dans sa thèse de littérature comparée, des études entreprises pour impressionner la fille dont il était amoureux à l’époque.  » Ce qui m’intéresse dans cette toile, c’est qu’elle comporte un nu académique, une nature morte plus traditionnelle et un dragon à l’allure sinisante. Que fait un dragon chinois dans une oeuvre Renaissance ?  » interroge-t-il. Avant d’embrayer avec fougue :  » C’est toute la question qui préoccupe les spécialistes aujourd’hui et les fait s’intéresser aux rapports que les différentes civilisations entretenaient entre elles et ce, bien plus tôt que ce qu’on imaginait. Loin de la thèse du choc des civilisations, on considère aujourd’hui que les influences orientales ont été nettement plus importantes et que de nombreux emprunts ont été réalisés par les Occidentaux. Un peu comme Edgar Allan Poe, le plus grand poète selon moi, chez qui on décèle une influence importante de la littérature arabe.Une interprétation transversale du monde qui rejoint le sujet de ses travaux sur la manière dont les neurones se connectent entre eux. Alors que, jadis, on pensait qu’il fallait que les neurones soient proches les uns des autres pour se connecter, on découvre qu’il existerait un connectome géant qui permettrait des connexions entre neurones éloignés physiquement.  »

Dans cet esprit, il est donc absurde, selon lui, de défendre l’idée d’un art régional au lieu de prôner une véritable transversalité. Des théories à la pratique en passant par la genèse, difficile ici de ne pas s’attarder sur les origines d’Idriss Aberkane, elles-mêmes aux confins de plusieurs cultures. Né d’une maman italienne catholique et d’un père kabyle dont la famille avait fui les persécutions de l’OAS (son arrière-grand-père, avocat du FLN, fut assassiné), il a grandi dans une HLM de la banlieue parisienne. Il fréquente une zone d’éducation prioritaire (ZEP) à pédagogie active où l’on apprend en jouant, et déjà se met à rêver de l’école idéale, à l’image de celle du jeu vidéo Final Fantasy, qu’il adore, qui vole dans les airs et accueille des enfants du monde entier. Chez ses parents, on va souvent à la messe, on fait parfois le ramadan mais ce qui compte surtout, c’est la connaissance. Idriss entame donc des études de biologie, part pour Stanford et, au retour, ne reçoit pas la bourse escomptée pour ses recherches. Il s’engage alors à l’armée, pour une année :  » Dans ma famille, tout le monde est fonctionnaire. C’est prestigieux mais ça préserve surtout de la précarité, qui est terrible en France. Ça me stressait beaucoup, la précarité. A l’époque, j’étais – et je le suis toujours – quelqu’un de très insolent ; alors, j’ai pensé que l’expérience de la discipline volontaire serait quelque chose de bon pour moi. Et puis, grâce à l’armée, j’ai découvert la géopolique et entrepris un doctorat en diplomatie. Finalement, j’ai tellement aimé mon séjour sous les drapeaux que j’ai même failli en faire mon métier : vous êtes logé, nourri, blanchi ; vous appartenez à une famille, en somme, vous êtes rattaché à quelque chose. Mais bon, j’avais envie de ne pas avoir de patron et de pouvoir monter mes projets.  » Comme Créage, un logiciel de spatialisation du Web dont le but est de permettre à la communauté Internet de profiter des recherches effectuées par une personne sur un sujet déterminé. Le but étant d’éviter, comme c’est le cas aujourd’hui, de perdre le cheminement de la recherche, une fois qu’elle est terminée. Un nouveau projet, presque un bébé, dans lequel Idriss Aberkane investit toutes ses économies et dont la naissance est annoncée comme imminente.

L’homme marié à une ville

Pour terminer, Idriss Aberkane hésitait beaucoup entre un bijou de Wallace Chan, une toile du védutiste Giovanni Pannini ou une sculpture d’Umberto Boccioni.Il opte finalement pour Unique Forms of Continuity in Space : une oeuvre futuriste de Boccioni symbolisant mieux que n’importe quelle autre la condition humaine aujourd’hui. Un monde où les connaissances produites par l’homme le dépassent complètement et qui, utilisées sans sagesse, mèneront tout droit à l’extinction de l’humanité.  » Quand on regarde l’évolution de la statuaire, on constate qu’au départ, comme chez les Egyptiens par exemple, elle est purement statique. Plus tard, les Grecs introduisent un premier mouvement, avec Le Discobole, mais c’est véritablement à la Renaissance que la torsion du corps humain apparaît. Tragique d’abord, cette torsion devient psychologique avec Rodin et se termine, à l’ère de l’industrialisation, par une fusion totale de l’homme et de la machine, comme avec Boccioni. J’y vois le parallèle avec la connaissance : si nous n’y prenons pas garde, l’eugénisme triomphera, le transhumanisme sera roi et la démocratie cèdera le pas à une neuro-dictature. Donc, cette sculpture reste, aujourd’hui encore, criante de vérité. Quand l’homme se réduit à ses créations, il est perdu.  »

A la question de l’utilité de l’art dans nos vies, Idriss Aberkane semble pensif. Se frottant le menton, il découvre deux bagues, dont une alliance en argent.  » Pas liée à une femme mais à la ville de San Francisco « , s’empresse-t-il de préciser. Sans aucun doute sa ville préférée, celle qui transforme le mal en bien et qui abrite également la célèbre Silicon Valley. Il confie alors partager le même syndrome qu’Erika Eiffel, cette femme tellement amoureuse de la célèbre tour qu’elle a décidé de l’épouser dans une cérémonie organisée en 2007. Mais avec un attachement,  » moins pathologique, c’est certain, sourit-il. Et puis, San Francisco, c’est saint François d’Assises, c’est aussi le prénom de ma maman qui, comme vous vous en doutez, est également mon assistante personnelle.  » Il rougit un peu. Après avoir détaillé la signification de sa seconde bague, un anneau sigillaire signifiant qu’on peut tuer un rêveur mais jamais ses rêves, il assène que l’art sert avant tout à libérer l’homme de ses aliénations. Une sorte de catharsis qui permet de lui faire prendre du recul et de vivre libre.

Dans notre édition du 16 juin : Fanny Ardant.

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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