Le nouveau roman du Britannique Graham Swift évoque quelque chose de Downton Abbey. © DR

La fin d’une liaison

Graham Swift tire un beau roman d’une journée déterminante dans la vie d’une femme de chambre qui deviendra écrivaine. Elégant, anglais, féministe.

Angleterre, Berkshire. Deux corps jeunes et beaux viennent de faire l’amour dans une matinée de mars qui tient des douceurs de juin. Paul a posé son cendrier sur le ventre de Jane, tous deux fixent la volute de fumée que leurs cigarettes forment lascivement jusqu’au plafond. Nous sommes le 30 mars 1924 et l’Angleterre célèbre son Mothering Sunday, dimanche au cours duquel les aristocrates donnent vacance à leurs domestiques pour qu’ils puissent aller visiter leur mère. De moins en moins fêtée dans une Angleterre violemment éprouvée par la guerre et en plein bouleversement social, la coutume est maintenue dans l’aristocratie des campagnes – les Niven et les Sheringham y tiennent, dans le roman,  » pour une même et triste raison : la nostalgie du passé « .

Jane est la femme de chambre des Niven, Paul, l’héritier des Sheringham, et la matinée leur permet une expérience en tous points inhabituelle. Quelque chose comme le goût volé, et trop vite enfoui, d’une intimité conjugale impossible. Car, déjà, Paul doit s’habiller pour partir retrouver pour le dîner Emma Hobday, la fille de bonne famille qu’il épousera dans quelques jours, et la séparation imminente qui flotte sur les amants en annonce une autre, plus définitive : le glas des rendez-vous secrets qu’ils se donnent depuis leur adolescence.

Le roman est raconté par Jane, que la nostalgie anticipée des adieux précipite, alanguie et silencieuse, dans l’étude de ses sensations et la tentative de répertorier, pour l’illusion de les posséder à jamais, ces éclats sensibles d’une intimité frôlée. Puis Paul part, et Jane se trouve, un peu incrédule, seule face à elle-même devant tout un dimanche chaud, bucolique et paresseux : elle se met à déambuler, complètement nue, dans les chambres confortables et désertées d’Upleigh House et jusqu’à sa bibliothèque d’habitude interdite aux domestiques, goûtant aux délices de cette transgression avant qu’un événement très inattendu ne vienne violemment changer le cours des choses.

Il plane sur Le Dimanche des mères du romancierGraham Swift, Booker Prize en 1996 pour La Dernière Tournée, quelque chose de ce climat délicieusement compassé des films de James Ivory. Cette Angleterre d’entre-deux-guerres de privilèges effrités, qui perméabilise les étages, et toujours davantage les échanges entre aristocrates et majordomes – l’Angleterre qui a fait l’âme des Vestiges du jour ou de Gosford Park, et aujourd’hui le succès incroyable de la série Downton Abbey. Fidèle au parti pris des modernistes anglais (Virginia Woolf dans Mrs Dalloway, James Joyce dans Ulysse), l’intrigue de Swift se tient sur une seule journée unemagnifique matière deprésent vague et dilaté, que viennent seulement ponctuer les regards d’une Jane vieillissante sur cette journée décisive qui a d’une certaine manière défini sa vie.

Le Dimanche des mères épouse à cet égard un tour féministe : si le livre est un portrait, il est moins celui des souffrances d’une maîtresse délaissée que l’acte de naissance vitaliste de son émancipation sociale et intellectuelle – car Jane deviendra écrivaine. Reste cette subtilité du titre original : en anglais, Graham Swift a appelé son livre Mothering Sunday, A Romance –  » Romance  » pour  » roman  » mais aussi  » liaison « . De quoi rappeler, incidemment, que la littérature a toujours puisé dans l’exploration du sentiment amoureux une forme sublime de définition.

PAR YSALINE PARISIS

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