Dans cette nouvelle saison, Marie-Jeanne Duthilleul, personnage central, se retrouve seule, vulnérable. © TOP THE OLIGARCHS PRODUCTIONS / CANAL+

La cinquième colonne

La nouvelle saison du Bureau des légendes excelle à placer les angoisses du monde entre les mains d’employés abîmés et paranos des services secrets. La comédienne Florence Loiret-Caille, pièce maîtresse de l’échiquier, revient sur les ingrédients d’une réussite et ses saisissants effets miroir.

Depuis sa création en 2015 par le réalisateur Eric Rochant, Le Bureau des légendes s’est imposé comme la plus ambitieuse série de l’écurie Canal Plus. En décembre dernier, le prestigieux New York Times la classait 3e meilleure série internationale. Son écriture sombre et minutieuse nous entraîne dans l’ombre des services secrets français (la DGSE), là où opèrent les agents  » sous légendes « , clandestins sous identité factice chargés de retourner les taupes et de récolter des informations sensibles. De cet univers de faux-semblants, de coups de Jarnac et de mensonges permanents, Eric Rochant, dont c’est la dernière saison aux manettes (Jacques Audiard est invité à réaliser les deux derniers épisodes), a tiré une matière grise passionnante, une mécanique implacable merveilleusement mise en scène, et portée au gré des saisons par un casting prestigieux : Mathieu Kassovitz, Jean-Pierre Darroussin, Léa Drucker, Mathieu Amalric, Sara Giraudeau, Florence Loiret-Caille.

La manipulation, le mensonge, c’est excitant… Aimer quelqu’un et ne pas pouvoir le sauver, c’est romantique !

Le Bureau des légendes a été célébré pour son réalisme, sa complexité, sa narration. L’aviez-vous pressenti au moment d’entrer dans la peau de sa cheffe, Marie-Jeanne Duthilleul ?

A l’époque, il n’y avait pas de série de ce type en France. Je ne m’attendais pas à ce succès, mais j’étais tellement prise par ma mission de terrain que je ne me rendais pas compte de cet enjeu : il fallait avant tout que l’on croit en mon personnage. Le deal avec Rochant a toujours été, pour nous les comédiens, qu’on ne savait pas, d’une saison à l’autre, ce qui allait advenir de notre rôle. On signe pour plusieurs saisons et, du jour au lendemain, on peut se faire renverser par un camion. Nous avons accepté ces règles du jeu : on recevait les dix épisodes deux ou trois mois avant le tournage, pour que toutes les équipes, oeuvrant sur plusieurs continents, soient au diapason. Ensuite, l’étape importante était les premières lectures des textes, par tout le monde, jusqu’aux plus petits rôles. Rochant nous donnait les clés, les enjeux et organisait des séances de travail pour approfondir les scènes avec les partenaires concernés.

D’une saison à l’autre, le scénario a multiplié ses mosaïques, intensifié son caractère choral. Quelle influence cette structure a-t-elle eu sur votre travail de comédienne, particulièrement dans cette saison charnière pour votre personnage ?

Duthilleul quitte effectivement la boîte et se retrouve seule avec, pour couverture, la sécurité d’un hôtel de luxe au Caire, en Egypte. C’est un nouveau pas dans sa vie professionnelle. Jusque-là, son paysage, c’était Duflot (Jean-Pierre Darroussin), Marina (Sara Giraudeau), Sisteron (Jonathan Zaccaï). Elle est plus vulnérable. En matière de travail, tout part de l’écriture : c’est elle qui nous dit comment jouer, ce qu’il faut cacher, la réalité à inventer. Quand on joue une scène, on respecte les dialogues au mot près. On ne peut rien changer. L’empreinte de Rochant est telle que, quand on tourne avec un autre réalisateur, il faut attendre qu’il valide les rushes avant de boucler. Ce décalage de quelques jours ajoute un stress au stress, en quelque sorte. Pour moi, c’était aussi une autre façon de travailler, prendre le texte et ne réfléchir à rien d’autre. Croire en ce que je joue et dit, en ce que les partenaires incarnent et disent. A partir de là, il faut ajuster la sensation de secret, ce qu’il faut cacher. Mon plus beau cadeau serait que quelqu’un de la boîte me dise que je suis crédible.

D'une saison à l'autre, le caractère choral du scénario s'est intensifié.
D’une saison à l’autre, le caractère choral du scénario s’est intensifié.© TOP THE OLIGARCHS PRODUCTIONS / CANAL+

 » La boîte « , vous voulez dire la DGSE ? Cette expression, pratique pour nommer toute entreprise, ne renvoie-t-elle pas le Bureau à la normalité de ses protagonistes, tous plus ou moins sociopathes ?

Nous sommes plusieurs à avoir adopté ce mot dans nos vraies vies. Depuis six ans, c’est ma boîte à moi, à secret, à rendez-vous. C’est l’équivalent d’un film par an avec le même réalisateur, à explorer toutes les facettes du même personnage.  » La boîte « , ça renvoie aussi à une collectivité. Les rapports sont les mêmes que dans n’importe quel autre boulot. C’est ce qu’ils font qui est extraordinaire. L’identification et le succès viennent sans doute de ça. Le mantra de Rochant c’est :  » Faites comme dans la vie. Ne jouez pas.  » Jouer, c’est aller dans le cliché. J’avançais avec de plus en plus de peur au ventre à l’approche des tournages, car il y a peu de place pour le doute. Je ne me suis jamais habituée. Les enjeux augmentent, s’intensifient, exactement comme pour les athlètes de saut en hauteur, qui trouvent les ressources pour franchir une barre à chaque fois un peu plus haute.

Vous décrivez des situations et des sentiments qui ne sont pas loin de ce que vivent vos personnages : la solitude, le secret, la peur…

Il n’y a pas de jeu dangereux de la part de Rochant (rires). S’il nous a choisis, ses acteurs, c’est en fonction de nos personnalités. A nous de croire en ce qu’on joue. Chacun des rôles de cette série est un savant dosage, comme dans tous les grands films de suspense, de corps, de regards, de mots. C’est une tension qui naît dans l’écriture et la façon de filmer, et que l’on retrouve jusque dans les notes que Rochant dispose dans le scénario.

C’est cela qui, au-delà de la précision des enjeux géopolitiques, de détails technologiques, de la véracité des situations stratégiques, fait la part de réalisme de cette histoire et parle à notre époque ?

Je pense. Si les personnages sont dans le mensonge, ils prennent en charge cette part d’ombre que, tous, nous portons en nous. Ils captent la noirceur du monde. Ils sont comme vous et moi. C’est sans doute pour cela qu’on aime les regarder : la manipulation, le mensonge, c’est excitant ; aimer quelqu’un et ne pas pouvoir le sauver, c’est romantique ! Dans cette saison, tout le travail des personnages, en dehors de leurs missions au sein de la DGSE, c’est d’expérimenter les effets de la disparition de Malotru (Mathieu Kassovitz) dans leur tête et dans leur corps. La boîte, tout comme eux, ne fonctionne plus de la même matière. Malotru continue de les hanter, jusqu’à la folie. En ce sens, on approche l’intimité de chaque personnage d’une manière encore plus intense que dans les autres saisons.

La disparition d’une pièce maîtresse (Rochant, dont c’est la dernière saison à la réalisation, mais aussi Malotru au sein du service) modifie tout l’échiquier. Celui de cette cinquième saison élargit ses horizons géographiques, temporels, visuels ?

La narration est différente, elle intègre des retours sur images, des flashbacks, qui donnent une autre dimension. On peut aussi sentir la présence de Jacques Audiard, qui a pris le relais de l’écriture et de la réalisation sur les deux derniers épisodes. C’est encore un nouveau souffle. Rochant voulait terminer sa mission en beauté, en lui donnant carte blanche. C’est réussi : Audiard a fait ce qu’il a voulu de ses personnages.

Le Bureau des légendes, saison 5, sur Be Series. A partir du 18 avril, à 20 h 30.

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