Peter Stamm, figure essentielle de la littérature suisse allemande contemporaine. © Philippe Matsas/reporters

L’un reste, l’autre part

Dans L’un l’autre, le Suisse Peter Stamm fait inexplicablement disparaître son personnage principal, avant d’étudier les effets de cette évaporation sur son couple. Ecriture calme, trouble persistant. Rencontre.

 » Je suis moins un homme de livres qu’un homme du monde. Bien sûr, il y a des milliers de livres chez moi. Mais je préfèrerai toujours aller dans la nature que lire un roman. Bon, c’est sans doute un peu contre-productif de dire ça, vu que je suis écrivain (sourire).  » Il y a, dans la voix nocturne et les manières douces de Peter Stamm, un peu de l’amplitude mystérieuse des êtres qui aiment se perdre en forêt.

Figure de la littérature suisse allemande contemporaine avec, au hasard, Martin Suter, Fritz Zorn (l’inoubliable Mars) ou Matthias Zschokke, Peter Stamm a temporairement quitté son comté de Zurich (là-bas, tout en haut, on est presque en Allemagne) pour les canaux de Bruges, où il participait récemment à la première édition du festival littéraire Bru-Taal.

Paru il y a dix-neuf ans, son premier et génial petit roman Agnès (une histoire d’amour américaine que la fiction perturbera à plusieurs niveaux de lecture) est, en Suisse, un roman très reconnu, mis au programme du bac, et lu chaque année depuis cinq ans par des centaines de milliers d’élèves. Il n’empêche. L’un l’autre, son dernier livre, publié en français comme tous les autres chez Christian Bourgois (citons Sept ans, Au-delà du lac, Paysages aléatoires), aurait pu passer complètement inaperçu : 172 pages à peine, parues en février sous une couverture bleu gris brumeuse. Il est pourtant de ces livres rares desquels, une fois entamés, on ne sort plus. Ou plus tout à fait comme avant.

Au moment où l’histoire commence, Thomas et Astrid rentrent de vacances à la mer, ils prennent un dernier verre de vin dans l’air du soir après avoir défait les valises et mis les enfants au lit avant la rentrée des classes qui aura lieu le lendemain. Temps en suspension, douceur d’une intimité domestique, mélancolie sourde, aussi. Puis, Astrid monte à l’étage à l’appel d’un des enfants. Elle ne redescend pas tout de suite. Resté seul sur la terrasse, Thomas pose son verre, se lève, et commence à marcher vers le fond du jardin. Arrivé à sa limite, il s’engage dans la rue ; puis, au bout de la rue, dans la suivante, et la suivante encore jusqu’à atteindre la fin du bloc, puis, bientôt, la fin du village. Son acte ne semble pas avoir été prémédité ; le lecteur a pourtant rapidement cette certitude, stupéfiante : Thomas ne reviendra pas.

Pourquoi décide-t-on de partir quand tout va bien ?  » Thomas ne cherche pas à avoir une nouvelle vie, commence Peter Stamm. Il ne cherche pas des aventures, par exemple. Je pense qu’il veut peut-être précisément sortir de la vie, il ne veut plus que le temps se passe, et la seule possibilité de l’abolir pour lui, c’est tout simplement de ne plus y participer. J’ai été assez marqué par Le Mari de la coiffeuse de Patrice Leconte : dans ce film, la femme se tue, parce qu’elle ne supporte pas que la vie continue, et l’idée que son mari, qui est plus âgé, va la précéder dans la mort. Décidant de partir, ce qu’elle lui laisse, c’est la mémoire, et l’espoir que la mémoire ne changera pas. Même si, bien sûr, ça ne peut pas marcher…  » Dans le roman, Astrid restera en l’occurrence surtout avec une montagne de doutes. Et sous le coup de l’impuissance, qui tient beaucoup à ce rappel de la liberté fondamentale des êtres qu’on lui fera au commissariat :  » Un individu adulte a le droit de plonger dans l’anonymat.  »

La présence des absents

Le récit suit un rythme alterné : séparés, Thomas et Astrid vont étrangement se passer le relais d’une narration seulement entrecoupée du sommeil de l’un, de l’autre. Mais les chronologies des amants éloignés se décalent et le doute s’installe : bientôt, on ne sait plus départager ce qui se passe sûrement de ce qui s’imagine peut-être. Que reste-t-il de quelqu’un après sa disparition ? Comment l’autre continue-t-il à exister ailleurs, et sans nous ? Que peut l’imagination contre l’absence ? Arrive- t-il que séparés, on reste ensemble ?

Ni psychologie (on n’a pas accès, ou très peu, à l’intériorité des personnages) ni morale (rien ici qui viendrait juger l’acte de Thomas, par exemple) : les livres de Peter Stamm sont plutôt un antidote aux certitudes – à cette conception selon laquelle la littérature devrait forcément fournir des réponses.  » La plupart des vies sont pleines de hasards. Et les gens qui savent toujours ce qu’ils veulent faire ne sont pas les plus intéressants.  »

Succession de routes grises, de vues plates et de zones périurbaines, impassibilité des êtres, même au plus aigu des épreuves : les descriptions de Stamm sont absolument antispectaculaires. Et sa langue aussi calme qu’un lac. Un style remarquable de n’être pas remarquable, une langue qui ne se voit pas. Le Suisse se revendique de Camus et d’Hemingway – son école de la clarté.  » La vanité ne m’intéresse pas. J’utilise une langue très simple, parce que je ne veux pas que le lecteur pense à la langue en me lisant. Certains me le reprochent, trouvent que je ne suis pas suffisamment artistique ; mais ce n’est pas ce qui m’intéresse.  » Dévidant son roman au rythme de la marche, un lent déroulement qui confine à du présent pur, Stamm se fait aussi sûrement l’héritier de Robert Walser, poète suisse et infatigable marcheur, mort au cours d’une dernière promenade méditative dans la neige.  » C’est un état que je connais quand je vais dans les bois, ou au bord de la mer : ce sont des moments où le temps et l’espace ne sont plus importants, où vous vous oubliez vous-mêmes, où vous disparaissez presque. Vous êtes juste des yeux, un corps qui a des sensations, sans plus de passé ou de futur.  »

Lire un roman de Peter Stamm, c’est accepter de s’y perdre un peu. Eprouver la sensation vertigineuse que le texte lui-même s’ouvre et s’efface au profit d’une autre expérience de la réalité.  » Vous savez, on a sans doute moins besoin de partir si on a la possibilité de lire l’histoire de quelqu’un qui part. C’est une grande chance que nous avons en tant qu’humains : pouvoir imaginer les choses. Ça nous épargne probablement beaucoup d’argent et de peines.  » La fiction et tous ses brouillards…

Retrouvez l’actualité littéraire aussi dans Focus Vif : cette semaine, notamment, Vies et moeurs des familles d’Amérique du Nord, revue illustrée des habitants des banlieues américaines signée du prodigieux Garth Risk Hallberg, page 34, et L’homme qui s’envola, nouveau thriller étasunien du Français Antoine Bello, page 35.

Par Ysaline Parisis

 » Un individu adulte a le droit de plonger dans l’anonymat  »

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