Hommes, femmes, mode d’emploi

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

L’amour, le temps, l’usure et le regain. Noémie Lvovsky signe avec Les Sentiments une comédie grave qui nous regarde tous. Et que jouent des acteurs épatants

Sur l’affiche de son film, Noémie Lvovs- ky a voulu que le titre, Les Sentiments, soit comme déchiré. Un détail visuel et significatif comme elle en glisse beaucoup et d’aussi significatifs dans les images de sa troisième mise en scène, la plus marquante à ce jour. La réalisatrice de Petites et de La vie ne me fait pas peur avait commencé par évoquer ses propres souvenirs d’enfance puis d’adolescence, mêlés à ceux de sa complice en écriture, Florence Seyvos. Pour leur premier film  » adulte  » (un mot qui fait sourire Noémie Lvovsky), les deux femmes ont écrit l’histoire de Jacques et Carole, d’Edith et François, deux couples, de générations différentes, mais que les choses de la vie rapprochent soudainement. Jacques (Jean-Pierre Bacri) a décidé de remettre son cabinet médical de province et François (Melvil Poupaud) vient prendre sa succession. Si le couple formé par l’aîné avec Carole (Nathalie Baye) connaît les atteintes d’une certaine usure, celui du cadet avec Edith (Isabelle Carré) ne fait que commencer son histoire. A peine mariés, les nouveaux époux s’installent dans la maison voisine de celle de Carole et Jacques. On fait connaissance, on va les uns chez les autres, on dîne et on discute. Tout irait pour le mieux dans le plus amical des mondes, si l’éloignement de Jacques envers Carole ne le poussait vers Edith, que son statut de jeune mariée n’empêche pas de se sentir, elle aussi, attirée par lui. Et, tandis que François succède à Jacques dans son cabinet, Jacques remplace François dans les bras d’Edith. Une situation qui ne saurait rester longtemps secrète, et dont l’impact sur chacun sera bien sûr important…

Un scénario abouti

 » Tout est parti d’une envie de personnages, explique Noémie Lvovsky, et nous avons tracé le portrait de chacun d’entre eux avant de songer à une histoire.  » Deux ans et demi plus tard, la réalisatrice et Florence Seyvos terminaient un scénario dont Jean-Pierre Bacri n’hésite pas à dire qu’il est  » le plus abouti  » qui lui soit jamais passé entre les mains. Le comédien, lui-même scénariste en compagnie d’Agnès Jaoui, s’est trouvé  » comblé par la lecture du script, sans pouvoir émettre la moindre réserve devant une £uvre tout en finesse, merveilleusement proche de la vie « .  » Je lisais et j’aimais, se souvient-il, je me disais sans cesse : ô Qu’est-ce que c’est bien !  » et, une fois la lecture achevée, j’ai appelé Noémie et je lui ai dit : ô On commence quand tu veux !  » Cet enthousiasme allait encore grandir lorsque Bacri apprit qu’il aurait pour partenaire Nathalie Baye, croisée sur le tournage de La Baule-les-pins, un film de Diane Kurys où aucune scène ne les réunissait directement.  » Nous n’avions pas vraiment travaillé ensemble, commente Bacri, mais je l’aimais bien et j’avais très envie de faire un film avec elle.  »

Le couple formé par les deux acteurs dans Les Sentiments marquera la mémoire. Elle qui se sent délaissée  » mais se laisse guider par sa fantaisie, parlant un peu trop, buvant un peu trop, souriant un peu trop, mais allant de l’avant sans céder à la déprime « , selon la description de Nathalie Baye. Lui qui ne s’aime plus assez pour aimer l’autre (les qualificatifs  » vieux, gros, con et moche  » ne lui sont pas épargnés dans le film), et que le regard d’une femme plus jeune de vingt ans va faire renaître à une imprévisible passion. Baye parle de  » jubilation  » en évoquant son travail pour Les Sentiments, Bacri lui emboîtant le pas pour évoquer  » une atmosphère unique, de grande complicité « , tout en louant la précision de Noémie Lvovsky,  » une réalisatrice qui dirige vraiment, mais dont l’écoute est extraordinairement généreuse « . Et l’acteur d’évoquer en souriant le souvenir du regard des acteurs se tournant, une fois la prise terminée, vers la menue Noémie derrière la caméra, dans l’attente de son geste approbateur, pouce levé en signe de satisfaction…

Devant le spectacle drôle et grave à la fois qu’est le film de Lvovsky, des analogies musicales viennent forcément à l’esprit. On pense en termes de musique de chambre face aux quatre protagonistes réunis par la réalisatrice, chaque personnage possédant une voix qui s’exprime en solo puis différemment au gré des duos (souvent), trios (parfois) et quatuors (d’évidence) qui se succèdent à rythme soutenu, faisant naître tantôt une harmonie légère, tantôt des dissonances poignantes. Les Sentiments contient aussi des chansons, écrites par ses coscénaristes et mises en musique par Philippe Rouèche et Jeff Cohen. Une chorale classique interprète ces airs offrant un contrepoint volontiers humoristique aux rebondissements de l’action et aux émotions vécues par les personnages. Un coup d’audace qui n’est pas sans rappeler, sur un mode certes plus personnel puisqu’il s’agit de compositions originales, celui du film d’Alain Resnais On connaît la chanson.

Nathalie Baye en appelle, pour décrire Les Sentiments, au double souvenir de Truffaut et de Maurice Pialat. L’un comme l’autre ayant en commun, malgré leurs claires différences,  » une recherche passionnée de la vérité, un intérêt particulier pour les choses de l’amour et du couple « . Au-delà de références qui la font rougir de fierté contenue, Noémie Lvovsky nous fait entendre une petite musique bien à elle. Une musique subtile et contrastée, riche de couleurs qu’elle multiplie aussi dans l’image, donnant par exemple au rouge une place singulière dans l’expression du  » monde intérieur  » du personnage de Carole. Si Les Sentiments touche juste, c’est aussi par la grâce d’interprètes tous épatants, les jeunes Melvil Poupaud et Isabelle Carré rivalisant d’excellence avec une Nathalie Baye et un Jean-Pierre Bacri au sommet de leur art. Noémie Lvovsky décrit Baye comme  » une actrice instinctive, intuitive, sensuelle, audacieuse, indifférente à l’image qu’elle donne d’elle-même « . De Bacri, elle dit qu’  » il ne triche jamais, ne fabrique jamais « , qu’il est  » bouleversant, qu’il peut tout comprendre, des gens comme des personnages « . Des compliments qui ne sonnent pas comme des flatteries de circonstance, mais témoignent d’un vrai bonheur pris à travailler ensemble. Un bonheur communicatif, auquel la vision des Sentiments nous permet de goûter, tout en nous projetant un peu dans une £uvre qui certes divertit – et le fait avec talent – mais qui énonce aussi deux ou trois choses essentielles, parfois un peu cruelles, sur le couple, l’amour à l’épreuve du temps et des désillusions, la vie qui passe et qui ne fait rien d’autre…

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