L'auteure entendait représenter un érotisme qui ne soit ni trop frontal ni prude. © LÉONIE BISCHOFF/CASTERMAN

Anaïs Nin intime

Léonie Bischoff avait depuis longtemps l’envie d’adapter en BD les journaux intimes de l’écrivaine américaine, figure féministe et parfaite incarnation de l’émancipation par la création.

La première rencontre entre la Suisse Léonie Bischoff et l’Américaine Anaïs Nin remonte à loin, bien avant son album qui vient de paraître (1) : la trentenaire est étudiante à Saint-Luc Bruxelles quand elle ouvre son fameux Journal, dans sa version expurgée de détails et de noms, telle que l’écrivaine voulait le voir paraître de son vivant (les versions non expurgées ne paraîtront qu’après sa mort, en 1977).  » Ces pages concernaient le début des années 1930, la période que j’ai choisi de traiter. C’est le moment où Anaïs Nin rencontre Henry Miller et sa femme June, où elle découvre la psychanalyse et explore sa sensualité. L’artiste était en train d’émerger, et je me reconnaissais dans son combat pour se trouver une voix authentique : elle ne voulait pas « écrire comme un homme ». Et elle se posait des questions que tout artiste se pose à un moment : que dois-je faire des avis ou du goût des autres pour trouver le mien propre ? Cette période porte aussi en elle-même une narration : le personnage principal connaît une transformation intérieure en même temps qu’elle est confrontée à des changements extérieurs importants. Et puis il y a sa quête amoureuse, sur laquelle elle faisait preuve d’une franchise très novatrice : un seul grand amour n’est peut-être pas la seule façon d’être amoureuse. Confier à un seul et unique partenaire la lourde tâche de répondre à toutes nos attentes n’est peut-être pas une si bonne idée.  »

Les femmes sont encore très stigmatisées quand elles revendiquent « d’aimer ça ».

Beaucoup de raisons, donc, pour que la jeune auteure s’attaque à son modèle. Il lui faudra huit ans, depuis ses premières notes, pour trouver le ton, la manière et le courage de s’y mettre :  » Je manquais de confiance en moi en tant que scénariste, je voulais m’affirmer, et me prouver que je pouvais y arriver seule. Mais tout ce temps m’a nourrie d’autres idées, d’autres influences. J’ai par exemple fait beaucoup de tests à l’encre, au fusain, au crayon, avant d’arriver à ce crayon à pointe multicolore que l’illustratrice Kitty Crowther m’avait fait découvrir, et qui donne une identité et une esthétique au livre.  » L’accueil réservé à son Anaïs Nin sur la mer des mensonges devrait définitivement la rassurer : l’unanimisme est de mise autour de ce remarquable et très original roman graphique. Non seulement il s’avère à la hauteur de ses ambitions féministes et émancipatrices, mais s’impose avant tout comme une excellente bande dessinée maniant avec brio poésie, onirisme et imaginaire féminin.

Entre Léonie Bischoff et son sujet, une évidente intimité de pensée.
Entre Léonie Bischoff et son sujet, une évidente intimité de pensée.© BENEDICTE MAINDIAUX

Mensonges et vies multiples

Au début des années 1930, Anaïs Nin est à un moment charnière de sa vie : pas encore écrivaine – elle planche encore sur son premier livre, un essai sur l’Anglais D. H. Lawrence qui vient de se faire condamner pour obscénité avec L’Amant de Lady Chatterley -, elle est depuis trois ans de retour à Paris (elle avait quitté la France, où elle est née en 1903, pour New York avec sa mère et ses deux frères après que son père les a abandonnés) en compagnie de son premier mari, intellectuel et banquier, avec qui elle commence déjà à remettre en cause les rôles assignés aux hommes et aux femmes à l’époque. Un questionnement et une construction intime qui seront bouleversés par sa rencontre, en 1931, avec Henry Miller et sa femme June, et petit à petit faire d’elle une artiste libre, en phase avec ses convictions les plus intimes. Convictions qu’elle couche avec frénésie dans son journal, mais qu’elle camoufle encore dans la bonne société. D’où ce sous-titre de  » mer des mensonges  » et l’onirisme omniprésent dans l’album de Léonie Bischoff :  » Anaïs Nin revendique ce droit aux faux-semblants. Le mensonge lui permet de vivre les multiples vies qu’elle a envie de vivre en même temps. Toutes ses personnalités ne s’expriment que dans son journal, d’où cette idée de la représenter parfois avec son double, voire son triple.  »

Erotisme féminin

Cette représentation très graphique des démons intérieurs d’Anaïs Nin se marie non seulement parfaitement avec ce crayon aux couleurs aléatoires qu’utilise Léonie Bischoff, mais lui permet aussi d’exploser de sensualité quand il s’agit d’incarner et de raconter la quête effrénée de plaisir de son héroïne, telle qu’Anaïs se la racontait dans les nombreux passages érotiques de son journal, et que Léonie interprète désormais dans son album :  » Il fallait développer un érotisme qui soit le contraire de l’habituelle représentation masculine, très frontale, et en même temps ne pas être prude parce qu’Anaïs ne l’était pas. Exprimer graphiquement son rapport au sexe, décomplexé et joyeux : le sexe peut être plus drôle que signifiant, n’être ni grave ni pesant.  »

Anaïs Nin sur la mer des nsonges, par Léonie Bischoff, Casterman, 190 p.
Anaïs Nin sur la mer des nsonges, par Léonie Bischoff, Casterman, 190 p.

Reste la question que l’on se pose inévitablement en refermant ce brillant portrait de femme libre et autodéterminée dans un monde masculiniste et rétrograde : pour qu’une jeune femme de 2020 ait eu l’envie d’en faire son livre  » le plus personnel « , est-ce à dire que rien n’a changé en près d’un siècle ?  » Il y a eu bien sûr des avancées très importantes pour les femmes depuis cette époque-là, mais en matière de sexualité, peut-être pas tant que ça « , souligne Léonie Bischoff.  » Les femmes sont encore très stigmatisées quand elles revendiquent « d’aimer ça ». La société ne nous demande plus d’être mariée avant d’avoir une relation sexuelle, mais quand même d’être amoureuse… Anaïs Nin, elle, ne s’est jamais revendiquée féministe, elle n’était pas militante, mais son combat pour l’autodétermination, sa décision de vivre sa vie comme elle l’entendait, en a fait une figure profondément féministe.  » Une figure qui grâce à elle, a retrouvé aujourd’hui tout son lustre, et sa valeur d’exemple.

(1) Anaïs Nin sur la mer des mensonges, par Léonie Bischoff, Casterman, 190 p.

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