Paul De Grauwe. © Christophe Ketels / COMPAGNIE GAGARINE/ belgaimage

Paul De Grauwe sur le Brexit et les inégalités dans le monde

Prédire l’avenir au hasard ou envisager prudemment plusieurs scénarios probables sur base du passé ? Le professeur Paul De Grauwe (London School of Economics) préfère la seconde option. S’il ne l’a pas exprimé aussi clairement, sa bibliothèque remplie de travaux d’histoire parle d’elle-même. Nous avons rencontré cet expert pour parler mondialisation, Donald Trump et Europe occidentale. Et nous avons, bien sûr, recueilli son opinion personnelle sur le Brexit et les inégalités dans le monde. (Texte: Dirk De Moor)

Après la Deuxième Guerre mondiale, la mondialisation et le libre-échange ont apporté une véritable prospérité économique dans notre pays et dans certains pays voisins. C’est à cette époque que la classe moyenne a émergé.  » La croissance économique n’a pas été une aubaine pour tout le monde « , explique Paul De Grauwe,  » mais bien pour la plupart de nos grands-parents et parents. On ne peut pas dire que beaucoup de personnes ont souffert d’un point de vue économique dans les années 50 et 60. « 

Plus tard, dans les années 80 et 90, la mondialisation a pris une autre dimension: il était alors possible d’accéder au monde entier, y compris les pays asiatiques tels que la Chine et l’Inde.  » Grâce à la baisse des coûts de l’informatique et des communications, il a même été possible de scinder les chaînes de production et de les répartir sur différents pays (à bas salaires).

Cette seconde mondialisation a durement touché la classe moyenne, y compris de nombreux travailleurs d’industrie relativement bien qualifiés.

Cette deuxième vague de mondialisation a elle aussi favorisé la prospérité mais elle a laissé beaucoup de gens sur le carreau, bien plus que lors de la première vague, y compris une partie de cette classe moyenne qui avait alors émergé.

Aux USA par exemple, nombreux sont ceux qui ont perdu leur emploi à 30 $ de l’heure pour généralement en retrouver un autre à seulement 10 $ dans une chaîne de restauration rapide. Bien trop peu pour se permettre une assurance santé! Cette seconde mondialisation a durement touché la classe moyenne, y compris de nombreux travailleurs d’industrie relativement bien qualifiés.

Face à cette situation, les hommes politiques européens, et surtout américains, n’ont pas suffisamment réagi. Tout le monde ne profitant pas de la mondialisation, une forme de sécurité sociale est nécessaire pour ceux qui en pâtissent, il ne faut pas grand-chose pour basculer. Le progrès matériel va de pair avec la destruction, même créatrice. Le progrès brise l’ancien pour reconstruire le nouveau. Il fonctionne par essais et erreurs et n’est pas dirigé par un cerveau. L’automatisation détruit également avant de créer. « 

Selon Thomas Piketty, la moitié la moins favorisée de la population américaine n’a pratiquement connu aucune croissance de ses revenus réels depuis les années 60.

Paul De Grauwe :  » Selon Thomas Piketty, l’économiste français et auteur du livre Le capital au XXIe siècle, la moitié la moins favorisée de la population américaine n’a pratiquement connu aucune croissance de ses revenus réels depuis les années 60 (voir l’encadré Historique des inégalités). Ces gens n’ont pas bénéficié de la croissance économique. Au contraire : la richesse créée a profité à l’autre moitié de la population, et surtout aux 10 % les plus riches. Pour ne pas dire aux 1 % les plus riches… « 

Le fait que la croissance économique a presque exclusivement bénéficié au top de la population, a créé, selon Paul De Grauwe, un terreau idéal pour la campagne électorale trompeuse de Donald Trump, qui fait d’ailleurs partie des 1 % les plus riches…  » Le nouveau président des USA a réussi à faire croire, aux personnes défavorisées et moins aisées, qu’il va les sortir de la misère. Ce sera la déception du siècle. « 

Le nouveau président des USA, Donald Trump, a réussi à faire croire, aux personnes défavorisées et moins aisées, qu'il va les sortir de la misère
Le nouveau président des USA, Donald Trump, a réussi à faire croire, aux personnes défavorisées et moins aisées, qu’il va les sortir de la misère© ISOPIX

Ces dernières années, les taux d’imposition pour les riches ont fortement baissé aux USA. En même temps, les frais d’inscription dans les universités ont grimpé en flèche.  » Elles sont devenues des machines à sous qui entretiennent les inégalités. La John Hopkins University à Baltimore, où j’ai obtenu mon doctorat à l’époque, demandait 2 000 $ de frais d’inscription. Maintenant, il faut en débourser 40 000. De tels minervaux empêchent évidemment beaucoup de gens d’accéder à l’enseignement supérieur. Si ces frais avaient été aussi élevés à mon époque, je n’aurais pas obtenu de doctorat d’une bonne université américaine. « 

De tels phénomènes perpétuent les inégalités. Pire encore, ils renforcent le fossé financier entre les personnes.  » En France et en Belgique, c’est moins le cas. En Allemagne, ce l’est à nouveau. Et le Royaume-Uni se situe, au propre comme au figuré, entre les USA et l’Europe. À la London School of Economics, vous devez payer 9 000 GBP de droits d’entrée. Dix fois plus qu’en Belgique… « 

Dramatique pour la démocratie

 » Toujours selon Thomas Piketty, 50 % de la population gagnait environ 20 % des revenus totaux dans les années 80. Les 1 % les plus riches devaient ‘se contenter’ de 10 %. Désormais, la pyramide est inversée et ce 1% de la population gagne 20 % des revenus totaux. Les milliardaires contrôlent les entreprises, les médias et la politique, une situation dramatique pour une démocratie. Elle ne pourrait prendre fin qu’en cas de pandémie, de catastrophe, de guerre ou de révolution mondiale. Au XIVe siècle, la peste, par exemple, a provoqué une redistribution des revenus, les survivants ayant soudainement un salaire réel plus élevé. Autre exemple : en Allemagne, la Seconde Guerre mondiale a détruit les gros patrimoines, ce qui a permis de rendre le pays plus démocratique dans les années qui ont suivi… « 

Sans unité politique, la zone euro pourrait s’effondrer.

Les discussions avec le professeur Paul De Grauwe engendrent souvent des questions sur l’Europe occidentale.  » On peut douter que la politique de l’Union européenne soit suffisamment unitaire pour soutenir une union monétaire ou une zone euro (19 des 28 pays de l’UE). Sans unité politique, la zone euro pourrait s’effondrer, de quoi annoncer peut-être le retour du franc belge ou de la lire italienne, des devises étrangères qui peuvent s’apprécier ou se déprécier les unes par rapport aux autres, pour favoriser, par exemple, les exportations vers un pays.

C’est pour ces raisons que l’union monétaire européenne a été créée. Abandonner maintenant cette idée causerait des problèmes financiers dans plusieurs pays. Mais serait-ce pour autant insurmontable ? La Suède et le Danemark ne font actuellement pas partie de la zone euro et se portent bien. Pour moi, l’introduction de l’euro fut une erreur historique. Nous n’étions pas prêts politiquement pour une union monétaire. Par conséquent, le projet n’est pas abouti et continue à causer des problèmes. C’est le cas aussi de Schengen : plus de frontières et plus aucune barrière ou contrôle de voitures. Un beau projet mais qui, sans frontières externes à l’espace Schengen et sans une unification de la justice et de la police, n’est pas plus aboutie. « 

Il est difficile de prévoir la manière dont la situation va évoluer. Paul De Grauwe : « C’est unique dans l’histoire. Il faut en tout cas développer davantage l’intégration européenne dans un certain nombre de domaines. C’est une tâche extrêmement importante pour les politiciens. Regardez aux Pays-Bas : le pays s’est montré progressiste pendant de nombreuses années mais s’est rapproché de la rhétorique de l’extrême droite. Même si le danger de gouvernements extrémistes est temporairement écarté, trop de politiciens se sont approprié cette rhétorique pour ne prendre aucun risque électoral. Pourtant, la population du Vieux Continent, et en particulier les jeunes, peut être convaincue qu’une Europe politiquement unie, soutenue par la diversité culturelle, peut représenter un enrichissement.  »

Le Royaume-Uni quitte maintenant l’Union européenne

Nous entendons depuis longtemps parler du Brexit et de son impact sur l’Union européenne. La plupart regrettent que le Royaume-Uni (UK) tourne le dos à l’Union européenne. Ce n’est pas le cas de Paul De Grauwe, qui fait parfois des déclarations audacieuses sur le sujet.  » Le Brexit peut être positif pour l’Union européenne (UE). La Grande-Bretagne a toujours tout fait pour ‘diviser et mieux régner’ et voulait seulement rejoindre une Union européenne qui ‘menaçait’ de développer une certaine puissance. Les Britanniques ont constamment paralysé le modèle d’intégration européenne – les décisions doivent se prendre à la majorité – car ils ont choisi de travailler de manière intergouvernementale, avec un droit de veto pour chaque pays. Cette attitude a ralenti considérablement cette intégration. Le fait que le Royaume-Uni quitte à présent l’UE peut créer des opportunités pour une meilleure intégration sur le Continent. ‘We’ll take back control over our money, laws and borders’ signifie que le Royaume-Uni veut être souverain. Ainsi soit-il, mais ils ne feront alors plus partie du marché intérieur européen et les exportations vers l’Europe seront soumises aux barrières commerciales ou les droits de douanes. À moins que nous négociions des accords commerciaux. J’y suis favorable mais les Britanniques devront respecter nos conditions et nos règles. « 

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