Supporter d'Alexis Tsipras, le soir des élections. © Reuters

« Les dirigeants allemands n’ont pas intérêt à pousser la Grèce à une insurrection violente »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour Jean-Numa Ducange, coauteur de La gauche radicale en Europe, Alexis Tsipras balaye « un vieux système politique honni » et sa victoire « impose le respect aux grands de ce monde ».

Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rouen, Jean-Numa Ducange a publié, avec Philippe Marlière et Louis Weber, La gauche radicale en Europe (éd. du Croquant, 2013). Il décrypte pour levif.be les enjeux de l’accession au pouvoir en Grèce de la coalition Syriza et la marge de manoeuvre du nouveau Premier ministre Alexis Tsipras. Entretien.

Levif.be : Sur l’aménagement de la dette, le gouvernement Tsipras peut-il réussir à infléchir l’Europe d’Angela Merkel ?

Jean-Numa Ducange : A partir du moment où Syriza était donné vainqueur, le ton de l’Allemagne avait changé. Le refus catégorique de toute négociation a laissé progressivement place à quelques – prudentes – portes ouvertes. L’élite dirigeante allemande n’a pas nécessairement intérêt à pousser la Grèce à une insurrection violente dont elle pourrait être tenue pour responsable. Il ne faut par ailleurs pas sous-estimer les capacités de mobilisation des Grecs et l’importante base électorale dont dispose Syriza pour faire face à Merkel. Reste que cette dernière peut faire le choix dans les négociations immédiates et à venir d’un raidissement si jamais l’expérience Syriza fonctionnait et donnait du grain à moudre aux autres gauches de la gauche dans plusieurs pays. La partie n’est pas jouée, mais ce sera assurément difficile. A noter aussi que l’on voit ressurgir le spectre de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale : un des dirigeants de Syriza, S. Kouvélakis, a déclaré au lendemain des élections :  » Nous voulons pour la Grèce, ce que l’Allemagne a eu en 1953 ainsi qu’un moratoire immédiat quant au payement des intérêts « . Il ne faut pas négliger l’impact que peuvent avoir de tels arguments : l’héritage de cette période terrible de l’histoire européenne a été réactivé dans le contexte d’effondrement de la Grèce et en Allemagne, il s’agit là d’un point sensible.

Au sein de l’Union européenne, Alexis Tsipras peut-il réussir là où François Hollande a échoué : moins d’austérité, plus d’incitants à la croissance ?

Hollande a été élu contre Sarkozy, plutôt par défaut, sans réel enthousiasme populaire. Tsipras soulève le coeur des Grecs et redonne à son pays la dignité : il balaye un vieux système politique honni et sa très large victoire impose le respect aux grands de ce monde. Il n’y a qu’à voir la façon dont nombre d’hommes politiques français ont salué la victoire de la gauche radicale grecque. Henri Guaino, l’ancien conseil spécial de Nicolas Sarkozy, a souligné que la victoire de Syriza pouvait être un  » mal pour un bien « , en signalant que ce sont les règles européennes qui sont en cause, non le vote des Grecs. Pour le parti socialiste français, qui affirme faire ce qu’il peut en France dans un contexte difficile pour lui, l’épreuve va être intéressante: vont-ils appuyer Tsipras dans le rapport de force que ce dernier va devoir instaurer face à l’Allemagne ?

En annonçant une alliance avec les Grecs indépendants, souverainistes anti-européens de droite, Alexis Tsipras n’envoie-t-il pas un mauvais message à l’Europe alors qu’une alternative avec le parti de centre-gauche To Potami pro-européen était envisageable ?

Ces anciens de Nouvelle Démocratie sont conséquents dans leurs refus des plans d’austérité successifs qui ont dévasté la Grèce. Or c’est bien là l’objectif numéro 1 de Syriza. Au parlement, il s’agissait de la seule combinaison possible (le KKE, le parti communiste stalinien grec, n’a qu’une obsession, dénoncer Syriza, par aveuglement sectaire) pour, au moins dans un premier temps, être assuré d’avoir une majorité pour refuser l’austérité. D’autres combinaisons parlementaires sont peut-être ouvertes pour l’avenir. Par ailleurs il faut relativiser le poids de cette alliance, Syriza dispose d’une large et écrasante majorité politique. Mais il est certain que cette alliance risque de troubler dans ses rangs et poser des questions à ceux qui, dans d’autres pays, se retrouveraient dans une situation similaire.

A quel type de gauche radicale la coalition Syriza appartient-elle ? Anticapitaliste mais pas anti-système ?

Syriza est une coalition rassemblant des groupes venus du communisme, de l’extrême gauche et de divers mouvements sociaux. Elle se présente comme une alternative au capitalisme, avec des propositions concrètes et un nouveau projet de société. Elle est traversée par des sensibilités différentes (un des grands débats en son sein fut la sortie de l’UE et de l’euro) mais une orientation de  » radicalité concrète  » domine. Anticapitaliste, elle se tient à distance de l’extrême gauche classique et accepte ce que l’on pourrait appeler en termes gramsciens (NDLR : une  » guerre de positions  » qui tiennent compte des évolutions politiques en Europe occidentale, à distance d’un révolutionnarisme verbal sans impact politique mais bien sûr des partis totalement inféodés à l’austérité. Cette  » voie médiane  » si l’on veut a été la clef de son succès.

Dans La gauche radicale en Europe, vous citez trois facteurs expliquant le succès de Syriza : l’effondrement du Pasok, le poids des plans d’austérité et les propositions claires et réalistes de la coalition. La campagne électorale a aussi montré une évolution des thèses de Syriza sur l’Europe, Syriza ne penche-t-elle pas vers la sociale-démocratie classique ?

Il a été écrit beaucoup de choses sur la  » droitisation  » de Syriza dans la dernière ligne droite. Avant de tirer des conséquences trop rapides, constatons l’impressionnant déplacement électoral : petit parti représentant 5 % des voix il y a encore quelques années – moins que le Front de gauche en France et Die Linke en Allemagne – il a réussi à réunir autour son plan anti-austérité de très larges fractions de la population grecque, y compris une partie de l’électorat de droite. Un tel déplacement de voix à la gauche de la social-démocratie ne se produit que dans des circonstances historiques exceptionnelles ; il faut remonter loin dans l’histoire européenne pour voir cela, aux grandes heures des partis communistes français et italien. De fait la social-démocratie européenne dans son écrasante majorité défend l’austérité, Syriza a conquis des millions de voix sur son refus. Et les attentes de la population sont immenses. Ce sera très difficile, mais la mobilisation très importante de la population ces dernières années saura peut-être appuyer l’orientation originelle de Syriza si celle-ci s’infléchit et déçoit par rapport aux revendications initiales.

L’histoire politique de la Grèce est marquée depuis plusieurs années par une forte implantation de l’extrême gauche, notamment avec une frange violente et une autre communiste. Le cas de la Grèce n’est-il pas unique au sein de l’Union européenne ? Le succès de Syriza est-il réellement transposable dans un autre pays, en Espagne par exemple ?

De fait, le phénomène Podemos est différent de Syriza et n’a pas les mêmes origines politiques ; mais on pourrait aussi dire cela des autres forces de la gauche radicale en Europe. Die Linke dans sa dernière campagne a plutôt cherché à pousser le SPD social-démocrate à s’allier avec lui pour faire un gouvernement de gauche contre Merkel (qui n’aurait pas eu ainsi la majorité pour gouverner), une stratégie éloignée de Syriza, qui s’est toujours tenu à distance du Pasok (NDLR : parti socialiste grec). Le Front de gauche en France regarde du côté de Podemos et de Syriza mais est traversé en son sein par des orientations différentes quant à l’attitude à avoir à l’égard du PS. Et la tradition républicaine incarnée par Jean-Luc Mélenchon est fort différente de toute une culture de la gauche radicale, étrangère à son respect de la France comme  » patrie républicaine « . Mélenchon n’en demeure pas moins le dirigeant incontesté et sans rival de cette autre gauche. Il donc faut se garder de tout plaquer mécaniquement mais on ne peut pas exclure une dynamique d’ensemble pour cette gauche radicale européenne par de-là ses différences historiques et nationales si Syriza parvient rapidement à un bilan honorable. La disparition d’un parti social-démocrate et l’émergence d’une telle gauche radicale peut être le début d’une reconfiguration politique complète de la gauche européenne, un phénomène sans précédent depuis la chute de l’URSS. Il ne faut pas exagérer son éventuel écho, mais pas le minimiser non plus.

Lire l’analyse et le commentaire sur l’accession au pouvoir en Grèce de Syriza dans Le Vif/L’Express de cette semaine.

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