© ÉLISABETH BLANCHET

Zoug, en Suisse, centre mondial de la cryptofinance

Le Vif

La nouvelle ère digitale commence ici. Des entreprises y produisent et échangent les monnaies virtuelles. Et préparent la révolution en matière de transactions financières. Affranchies des banques et des gouvernements.

La Jaguar fonce sur la voie escarpée. Nicolai Oster, Danois, 23 ans, accélère nerveusement pour doubler un tracteur. Il est le dernier arrivé chez Bitcoin Suisse. Son patron, Niklas Nikolajsen, place passager, scrute nonchalamment le paysage. A l’image des capitaines d’industrie des siècles passés, avec son allure de d’Artagnan de l’ère digitale, Nikolajsen est l’un des pionniers de la transformation du petit canton de Zoug en centre mondial de la cryptofinance. On y développe des logiciels, on y fait du trading de monnaies virtuelles cryptées, dont la plus connue est le bitcoin. Après une heure de route de montagne, voilà le village de Linthal où se trouve Alpereum, première  » ferme de minage  » de Suisse, inaugurée en mai 2016. C’est dans ce type d’endroit que sont  » minées  » (produites) les cryptomonnaies, grâce à de massifs ordinateurs qui tournent jour et nuit : leur exploitant échange leur puissance de calcul contre de nouvelles unités monétaires.

Alpereum a été créée par Bitcoin Suisse et Ethereum, la fondation de Vitalik Buterin, 22 ans, Canadien et initiateur de la plate-forme baptisée elle aussi Ethereum. Basée sur la technologie blockchain ,cette dernière permet, depuis son lancement en 2014, de développer des services peer-to-peer (l’échange direct de données entre ordinateurs reliés à Internet, sans passer par un serveur central donc) utilisant sa cryptomonnaie, l’ether, indépendante de toute autorité centrale.

Dans la mine Alpereum, Niklas Nikolajsen profite de l'air brassé du ventilo. La température est très élevée dans la pièce malgré les fenêtres toujours ouvertes.
Dans la mine Alpereum, Niklas Nikolajsen profite de l’air brassé du ventilo. La température est très élevée dans la pièce malgré les fenêtres toujours ouvertes.© ÉLISABETH BLANCHET

Les bâtiments industriels accolés à la rivière portent encore l’enseigne de la filature qui a vidé les lieux.  » D’habitude, on entend le bruissement des ordinateurs dès l’entrée du village.  » Mais les pluies ont gonflé la Linth qui charrie bruyamment une eau grise. C’est l’énergie hydro-électrique du barrage de Linthal 2015, à 2 500 m d’altitude, qui alimente les ordinateurs dont la puissance de calcul permet de produire des ethers.  » Les villageois ont autorisé la construction du barrage lorsque Axpo Group (entreprise suisse de distribution d’énergie) leur a assuré une énergie bon marché pendant 99 ans.  »

Quelques portes de bois franchies, Nicolai Oster enclenche l’éclairage des vastes entrepôts, à partir d’un vieux compteur. On découvre l’alignement brinquebalant de centaines de processeurs, installés sur de vieilles étagères. Le bruit est assourdissant, amplifié par les ventilateurs qui brassent un air saturé de chaleur. Au sol serpentent d’énormes câbles reliés à un compteur central au milieu de la pièce. Un unique écran de contrôle permet de vérifier le pool,  » un logiciel où différentes entreprises convergent pour miner plus efficacement « , explique Nicolai Oster, qui circule, entre les processeurs, tournevis en main, pour opérer des ajustements.

A chaque seconde qui s’écoule, dans la chaleur de l’entrepôt, naissent de nouvelles unités d’ether. En masse monétaire, l’ether est sept fois moins important que le bitcoin. Mais la devise virtuelle s’est récemment popularisée car elle repose sur des algorithmes plus sophistiqués que la première. La configuration du bitcoin est lourde, son fonctionnement décentralisé requiert, à chaque opération, le consensus d’utilisateurs.  » C’est là que Vitalik Buterin intervient avec Ethereum « , enchaîne Niklas Nikolajsen. L’ether peut faire tout ce qui est impossible au bitcoin : plus simple à  » miner « , plus rapide (12 secondes pour un ether contre 10 minutes pour un bitcoin) et, surtout, modifiable au fur et à mesure de son développement.  »

Mineur tradeur

La plupart des mines, illégales, se situent en Russie ou en Chine. En inaugurant Alpereum en Suisse, un pays  » dont il est peu probable qu’il s’effondre ou que les cryptomonnaies y soient interdites « , Ethereum fait le choix de la stabilité et de la transparence. Niklas Nikolajsen présente sa mine comme un modèle de vertu :  » On ne peut pas faire plus propre, on peut garantir la provenance, l’énergie hydro-électrique provient de glaciers, pas de CO2, pas de poissons broyés dans les turbines…  » La mine doit assurer 5 % des opérations de création d’ether et jusque 15 % de celles menées en collaboration avec d’autres mines dans le monde.

Mais avant d’être un mineur, Niklas Nikolajsen est un tradeur :  » Les montants d’argent que l’on peut produire, dans la cryptofinance, et pas seulement le minage (trading, assurances, création de nouvelles apps) sont infinis « , exulte celui à qui les cheveux détachés et l’assurance triomphante donnent des allures faustiennes.  » Personne ne peut nier que la cryptofinance va bouleverser le monde dans les vingt ans à venir. Pas demain, mais progressivement, nous pouvons faire ce qui hier était encore impossible.  »

Johann Gevers, créateur et CEO de Monetas.
Johann Gevers, créateur et CEO de Monetas.© ÉLISABETH BLANCHET

Zoug, à une heure de Zurich, est l’un des plus petits cantons suisses. Sa place prédominante au coeur de la cryptofinance s’inscrit dans une longue tradition de courtage, avec un solide ancrage entrepreneurial. Rien d’étonnant, les taux d’imposition se situent parmi les plus bas de la Confédération. Zoug, c’est aussi une ville, aux abords d’un lac, cernée de prairies visibles dans les trouées des rues. Les clients attablés aux terrasses des cafés sont des businessmen en dîner d’affaires, les bribes de conversation glanées se tiennent en anglais. C’est l’une des villes les plus riches, les plus cosmopolites et les plus avant-gardistes de Suisse.

Une ville qui, en mai 2016, a fait une annonce reprise partout dans le monde : on peut y régler les services en bitcoin. Comme le raconte Guido Bulgheroni, du département cantonal des Affaires économiques, l’annonce s’est faite  » à la Suisse « , le plus naturellement du monde, dans le bulletin officiel de la mairie. Un contrat a été signé avec Bitcoin Suisse, qui, présent dès 2012, a été l’un des précurseurs de la monnaie digitale. Une reconnaissance pour une monnaie, acceptée en Suisse par la banque fédérale depuis 2014.

Dans les bureaux de Monetas, à Zoug, en Suisse.
Dans les bureaux de Monetas, à Zoug, en Suisse.© ÉLISABETH BLANCHET

Guido Bulgheroni précise qu’au total, ce sont quelque  » 130 entreprises qui se répartissent entre Zurich, plus orientée sur les applications et logiciels de la Fin Tech, et Zoug, spécialisée dans la cryptofinance « . Le consultant Herbert Sterchi, qui a oeuvré au développement de la  » crypto-vallée  » détaille cette attractivité :  » Nous offrons une plate-forme complète pour l’installation des start-up : un conseil d’administration composé de résidents suisses, l’obtention de visas, la recherche de bureaux, des informations sur le fonctionnement fédéral… Une entreprise peut être opérationnelle dès six semaines.  » Le plus étonnant, souligne Guido Bulgheroni, c’est que  » pas un seul franc suisse n’a été distribué pour l’installation ou le développement d’entreprises. Zoug est totalement indépendant.  »

Visionnaire

Mais Zoug et les autorités fédérales ont immédiatement compris la démarche de Johann Gevers, originaire d’Afrique du Sud. Dès 2013, il y installe sa start-up Monetas, rapidement rejoint par d’autres entreprises du secteur. En mai dernier, Monetas a été lauréat Tech Tour des vingt meilleures entreprises européennes de FinTech. Dans le milieu, l’adjectif  » visionnaire  » est souvent accolé au nom de Gevers. D’abord consultant auprès de think tanks ou de gouvernements afin de rédiger de nouvelles Constitutions, il constate que celles en place  » dans nos systèmes démocratiques sont difficile à modifier « . Puisque l’arme constitutionnelle est grippée, il opte pour la technologie. Pour créer un hub de la finance digitale, il s’inspire du modèle de la Silicon Valley. Mais en Suisse, car  » l’Amérique est une puissance trop oppressive dans le monde « . En plus d’être l’une des plus vieilles démocraties, la Suisse s’est imposée du fait de son organisation fédérale et de son recours à la démocratie directe. Elle se rapproche des microcommunautés qui nourrissent la symbiose de projets. Johann Gevers aime mentionner le nombre de Dunbar,  » cet anthropologue britannique qui démontrait que le cerveau humain ne pouvait pas mémoriser plus de 150 personnes « . En s’appuyant sur la blockchain, cette technologie sécurisée, rapide, peu coûteuse, qui s’affranchit des gouvernements et des banques, il a développé Monetas.

Autrement dit, la technologie idéale pour les seize pays d’Afrique où l’application de paiement mobile Monetas va être lancée. Selon Gevers,  » la technologie est le moyen le plus rapide pour changer la vie des gens « . Et la finance mobile, l’une des industries les plus en croissance du moment, pourrait permettre à deux milliards d’adultes ne disposant pas de compte bancaire d’opérer leurs transactions journalières, comme au Kenya où 80 % des transactions sont inférieures à 5 dollars. A la différence d’une blockchain classique, le système Monetas s’affranchit du coût, de la lenteur et surtout de l’organisation par consensus. Là où la blockchain ne peut opérer que 7 transactions par seconde – les grands opérateurs de carte de crédit vont jusqu’à 56 000 – la plate-forme Monetas est illimitée.

Comment ça marche

Les cryptomonnaies. Le système monétaire traditionnel est encadré par les banques centrales, qui régulent les cours. Mais l’ère digitale introduit des monnaies électroniques dématérialisées, basées sur le principe de la cryptographie. Elles n’ont de cours légal dans aucun pays et peuvent être interdites, comme en Russie, ou reconnues, comme en Suisse ; chaque pays légifère de manière différente. Aussi, elles ne dépendent d’aucune Banque centrale. A l’opposé des monnaies fiduciaires dont la production peut être accrue par une décision gouvernementale, les cryptomonnaies sont conçues sur le modèle de l’or, leur production est graduelle et il existe un plafond à la masse monétaire mise en circulation, afin d’éviter l’hyperinflation.

La blockchain. Toutes les cryptomonnaies dérivent de l’invention du bitcoin qui repose sur cette technologie : à l’inverse des monnaies traditionnelles, conservées dans un lieu physique, elles sont gérées par un grand livre de compte digital – la blockchain. Il est ouvert et consultable par tous et archive toutes les transactions. Aussi, les cryptomonnaies ne sont pas anonymes, toutes les transactions sont inscrites dans le livre de compte qui est inviolable et infalsifiable. Mais il reste possible d’utiliser des alias pour les transactions.

Les mines digitales. Ou mines de fermage. C’est là que les cryptomonnaies sont créées. Le fonctionnement est similaire à la mine d’or. Pour produire un produit avec une valeur, il faut de l’énergie : les microprocesseurs, qui fonctionnent en continu, remplacent la force physique des mineurs. Il faut aussi un travail : non plus creuser pour extraire le minerai mais résoudre des algorithmes mathématiques. Chaque fois qu’un puzzle mathématique est résolu, une unité de monnaie est produite. Les plus nombreuses sont en Russie ou en Chine, illégales, elles sont souvent fermées après des descentes de police, ce qui peut affecter leurs cours qui sont encore volatiles. En Europe, c’est en Islande qu’elles sont les plus nombreuses. Légales, elles utilisent l’électricité peu onéreuse de la géothermie.

Par Agnès Villette.

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