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Vignobles de France: Alsace, vers un nouvel âge d’or?

Rarement vignoble aura connu une histoire si mouvementée… Depuis son apogée, à la Renaissance, les guerres, les religions, les nationalismes ont eu raison de son prestige. Jusqu’aux années 1970, quand de courageux vignerons lui ont rendu son excellence.

Ce sont les Romains, à la fin du IIIe siècle, qui introduisent la culture de la vigne dans cette province germanique. Là plus qu’ailleurs, elle symbolise pour eux la civilisation face aux Barbares buveurs de bière. Comme partout, les moines prennent le relais, après les grandes invasions, mais le plus souvent de loin, laissant aux paysans le soin de travailler leurs terres.

A la fois boisson liturgique – ce qui place les vendanges à l’abri des conflits: l’excommunication est promise à tous ceux qui les perturberaient – et hygiénique – l’eau étant polluée par les déjections animales -, le vin est largement consommé. Les Alsaciens sirotent ainsi, en moyenne, pas moins de 1,5 litre par personne et par jour, bébés et vieillards compris. Les surfaces plantées doublent et la région compte parmi les premières, dès le XIVe siècle, à instaurer des contrôles de qualité. Ceux-ci découpent la production en cinq catégories, la meilleure (ehrenwein) étant réservée à l’exportation. Durant des siècles, l’Alsace va ainsi constituer le cellier de référence du Saint Empire romain germanique.

Les ravages de la guerre de Cent Ans en France confortent l’hégémonie des vins alsaciens sur l’Europe du Nord. C’est le temps des « gourmets », les hommes forts des 170 villages vinicoles qui jalonnent alors le vignoble. Ces courtiers, goûteurs assermentés, collectent les taxes sur les ventes de vin, dont ils garantissent l’origine. Les splendides maisons Renaissance qui peuplent Colmar et les cités des vallées de Noble et de Kaysersberg, notamment, témoignent de la prospérité qui règne.

En 1525, un vaste soulèvement paysan secoue l’empire germanique. Localement, la révolte des Rustauds oppose l’ordre établi (seigneurs, Eglise et bourgeois ayant investi dans la juteuse activité vinicole) aux « laboureurs de vignes », qui invoquent les idées « égalitaristes » de Luther. L’ingrat théologien appelle pourtant à les massacrer sans pitié. Une tâche dont s’acquitte volontiers le très catholique duc de Lorraine: 18 000 morts rien qu’à Saverne, 5 000 à Sélestat.

Avec la terrible guerre de Trente Ans, un autre épisode dramatique débute. Une soldatesque suédoise – protestante! – à la solde du gallican Louis XIII occupe l’Alsace dès 1618. La famine et la peste déciment la population, les combats dévastent le vignoble et entravent le commerce fluvial. Le Rhin ne charrie plus de l’or.

A Thann, sur les pentes escarpées du coteau volcanique de Rangen, l'un des grands crus d'Alsace, les vendangeurs ont besoin d'être encordés.
A Thann, sur les pentes escarpées du coteau volcanique de Rangen, l’un des grands crus d’Alsace, les vendangeurs ont besoin d’être encordés.© F. LORIN/AFP

Le traité de Westphalie, en 1648, donne une vaste partie de la région à la France. Face à la concurrence des flacons de la Champagne, de la Loire et de la Bourgogne, le fleuron de la viticulture germanique est à la peine. Les palais français n’apprécient guère ces blancs qui régalent tellement ceux des Scandinaves et des Teutons.

Sans débouchés commerciaux dans son nouveau pays d’élection, le vignoble alsacien se tourne vers son ancienne puissance tutélaire, où ses blancs de coteaux sont toujours très appréciés.

L’arrivée de troupes sous la bannière à fleurs de lys, qui stationnent sur la rive gauche du Rhin pour protéger les nouvelles frontières du royaume, va bouleverser la donne. Assouvir la pépie des militaires réclame une bibine médiocre plutôt rouge, pour répondre à leur goût. Certains historiens pensent que l’introduction du pinot noir remonte à ce moment, pour concurrencer les flots de piquette bourguignonne que les régiments français s’enfilaient. Des nobles coteaux, les vignes dévalent dans la plaine, où la production intensive est plus aisée. Cette extension s’effectue au détriment d’autres cultures, notamment le blé. Si bien qu’un antagonisme entre le piémont et la plaine se développe.

Inquiet, Louis XV promulgue un édit, en 1731, pour rendre de larges surfaces à la production de la céréale. Las, la consigne royale n’est pas respectée et loin de régler le problème, la Révolution, qui scelle pourtant le lien indéfectible entre la région et la France, va l’aggraver: les propriétés seigneuriales et ecclésiastiques nationalisées sont morcelées et vendues à des paysans qui s’empressent d’y planter de la vigne… L’Alsace contribue à l’effort des guerres napoléoniennes, produisant toujours plus pour abreuver les soldats de l’Empire. La paix en Europe revenue, la région, qui n’exporte plus rien vers le nord et l’est – pour cause de blocus et autres surtaxations douanières -, s’enfonce dans une fatale surproduction. Les cours s’effondrent.

Durant l’annexion allemande, après la défaite de 1870, la viticulture alsacienne est livrée aux chimistes du Kaiser. Objectif: faire du vin avec le moins de raisins possible, et des ajouts d’eau, d’arômes et de sucre. Les fruits des ceps alsaciens servent donc à produire des vins « artificiels », dont les plus frelatés s’écoulent dans les winstubs du Reichsland. Malgré le grand nettoyage du phylloxéra – ou par sa faute -, ces pratiques oenologiques douteuses se perpétuent après le retour dans le giron tricolore. C’est pourquoi, en 1936, la région ne décroche aucune AOC lors des premiers classements. Il faut attendre 1962 pour assister à la naissance de l’appellation d’origine contrôlée Alsace.

La mémoire recouvrée

« A Strasbourg, au début des années 1970, mes copains fils de viticulteurs nous procuraient des bouteilles de sylvaner à 2 francs. J’ai découvert ainsi les méfaits des excès de soufre! » se rappelle Claude Muller, universitaire et historien de l’Alsace. C’est que dix ans après l’obtention de l’AOC, la qualité laisse à désirer. Sylvaner, donc, gentil et edelzwicker – deux vins d’assemblage de petite facture – constituent alors l’essentiel du fonds de commerce régional. Surtout dans les estaminets parisiens, qui écoulent une grosse partie de la production embouteillée sans égards par les négociants du quai de Bercy. Sans vergogne, aussi: certains n’hésitent pas à couper les vins alsaciens avec de la bibine à l’origine plus qu’incertaine. Des vignerons vont alors se soulever, pacifiquement cette fois, mais résolument. A leur tête, Marcel Blanck, président de l’Association des viticulteurs d’Alsace (AVA). Point d’orgue de la crise, le 20 avril 1972: dans le très conservateur Pays de l’Ill, 4 000 gaillards de la vigne marchent sur la préfecture. Sur leurs banderoles, ils exigent la mise en bouteilles dans l’aire de production. Qu’ils obtiennent vite avec le renfort de leurs élus. De là date le vrai renouveau de la viticulture locale.

Dans la foulée, Marcel Blanck se lance dans la reconnaissance des grands crus, dont l’existence est avérée depuis le IXe siècle. Le Schlossberg ouvre le bal, en 1975, rejoint par 50 autres ambassadeurs de la diversité des sols de la région, sur lesquels seuls les quatre cépages « nobles » – riesling, gewurztraminer, pinot gris et muscat – sont autorisés (1).

En 1976, l’effervescence qui secoue le vignoble débouche sur l’obtention d’une AOC crémant d’Alsace. « Personne, à l’époque, n’imaginait le succès qu’elle allait rencontrer, analyse Claude Muller. Aujourd’hui, 1 bouteille sur 3 produites dans les deux départements rhénans contient des bulles. » « Certes une chance pour la région, objecte Jean-Michel Deiss, mais aussi une catastrophe. Cela prouve qu’on peut gagner sa vie avec des raisins pas mûrs et ces vins industriels entraînent une fâcheuse perte d’identité. » Le bouillonnant ex-président des grands crus ne rigole pas avec le sujet. Lorsqu’il parle de terroir, ce passionné érudit ne goûte guère le compromis. Militant de la complantation (2), il s’érige contre la dictature du cépage sur l’étiquette, référence absolue d’une viticulture alsacienne qui a bâti toute son image dessus. Las, aussi respecté soit-il, l’oracle de Bergheim a bien du mal à convaincre ses pairs.

En à peine deux ans, Jérôme François s'est fait un nom dans le vignoble.
En à peine deux ans, Jérôme François s’est fait un nom dans le vignoble.© SDP

Pas de quoi décourager l’inlassable héraut de l’excellence, cependant, dont le discours dérangeant rencontre un écho certain chez les jeunes vignerons. « Ils manifestent une vraie ouverture au monde, à la diversité et à d’autres modèles économiques », remarque Mathieu Deiss, le fils de Jean-Michel. Déjà de belles réussites illustrent le nouveau visage de la viticulture alsacienne, aux traits de plus en plus féminins. Dans la lignée des conquérantes, Mélanie Pfister et Agathe Bursin, Catherine Riss, notamment, a imposé son style. Chez les hommes, on assiste au bel envol de Jérôme François, 23 ans, dans sa Grange de l’oncle Charles. A partir de quelques arpents de vigne légués par son grand-père, le jeune charpentier a bâti ce domaine viticole (2014), où les labours sont effectués par Sirus, majestueux cheval de trait. « Cela permet d’éviter les tassements inutiles des sols qui asphyxient la vie microbiologique. »

L’un des vignobles les plus bio de France

On boit les paroles de Jean-Michel Deiss, érudit passionné, avec autant de plaisir que ses vins.
On boit les paroles de Jean-Michel Deiss, érudit passionné, avec autant de plaisir que ses vins.© SDP

Tous partagent avec leurs grands aînés une appétence au bio (14% du vignoble) et à la biodynamie. Le résultat dans le verre est prodigieux. Rien de mieux pour s’en convaincre que de se laisser envoûter par l’une des cuvées mythiques de Zind-Humbrecht, ou l’un des merveilleux rieslings du Schlossberg de la regrettée Laurence Faller – du Domaine Weinbach, disparue en 2015, au sommet de son talent -, ou par le gewurztraminer vendanges tardives concocté par le Domaine Albert Mann, ou encore un grand cru Hengst sec de chez Josmeyer, un nectar du Clos Saint-Landelin de la famille Muré, ou ceux des Domaines Ostertag, Tempé et Barmès-Buecher… Sans oublier, bien sûr, les vins de l’exigeant Jean-Michel Deiss: du profond Burg au lumineux grand cru Mambourg, en passant par le baroque Altenberg de Bergheim…

Autant d’exemples – la liste est loin d’être exhaustive – de la formidable cordée qui ouvre la voie escarpée vers un nouvel âge d’or. Un tel savoir-faire, conjugué aux coups de gueule de Jean-Michel Deiss, permet au Pays de l’Ill de recouvrer la mémoire de son glorieux passé bachique. Claude Muller, alors grand maître de la confrérie Saint-Etienne, se souvient du chapitre qui s’est tenu à Stockholm, en 2014: « 700 personnes en tenue de soirée reconnaissaient sans peine les vins d’Alsace qu’elles dégustaient à l’aveugle. Un exercice impensable en France, ni même à Colmar! Mais digne de l’engouement des cours européennes au XIVe siècle… »

Géologie

Cette petite bande de terre d’une centaine de kilomètres de longueur et d’à peine 3 de largeur, coincée entre le massif des Vosges et la Forêt-Noire, repose sur le fameux fossé rhénan, né de phénomènes tectoniques majeurs il y a des millions d’années. Des nombreux champs de failles qui s’ensuivirent a surgi une mosaïque géologique d’une rare complexité. Dépôts marins et fluviaux ont créé une multitude de couches de sédiments sur le socle granitique: galets, grès, marnes, calcaire, schistes et même roche volcanique se chevauchent et se succèdent. Pas moins de 800 terroirs constituent le vignoble du Pays de l’Ill, dont les meilleurs courent sur le piémont vosgien: les grands crus. Ainsi protégées des pluies et des courants humides de l’ouest par l’effet de foehn, les vignes bénéficient d’un climat idéal – Colmar compte parmi les villes les plus sèches de France – pour donner aux vins d’Alsace leur caractère unique.

(1) A l’exception du grand cru Zotzenberg, à Mittelbergheim, dont les sylvaners sont réputés.

(2) Différents cépages plantés sur une même parcelle.

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