Le cadets de la airforce turque © REUTERS

Turquie: « Le vrai coup d’État a lieu maintenant »

Les militaires turcs de l’OTAN ont été sommés de se rendre en Turquie juste après le coup d’État manqué. Ceux qui ont répondu à l’appel sont aujourd’hui derrière les barreaux. Cinq des officiers qui ont refusé de revenir crient leur innocence. Des témoignages exclusifs.

Lorsque je rencontre Engin dans un café de la banlieue bruxelloise, son regard est méfiant. Pourtant les lieux sont déserts, tout juste aperçoit-on une femme et son enfant. Il me somme de montrer ma carte de presse avant d’engager toute conversation.

Le premier dont il a eu des nouvelles était un officier de la marine. « Un homme honnête aux états de services irréprochables. Peu après le coup d’État, il a été rappelé en Turquie. Lorsqu’il est arrivé à l’état-major où devait avoir lieu la réunion, il a directement été arrêté. Il est depuis juillet derrière les barreaux. Il ne sait pas de quoi on l’accuse. Il n’y a pas de témoignages, pas de preuves. Il n’y a rien. »

Comme pour tout pays membre de l’OTAN, la Turquie a des officiers militaires présents au siège central de l’organisation en Belgique. Ils y restent en moyenne pour un mandat de trois ans. Engin travaillait, jusqu’il y a peu, comme officier à l’OTAN. Fin septembre, il est brutalement licencié avec une dizaine d’autres collègues. Pas de courrier officiel, mais un document écrit à la va-vite et qui ressemblait à un télex des années 40. Le message est court, mais limpide:

« Vous êtes renvoyé de l’armée turque. Pourriez-vous remettre votre passeport diplomatique à vos commandants. Ces derniers vous fourniront un document à usage unique qui vous permettra de revenir en Turquie. Vous devez également remettre vos laissez-passer militaires et diplomatiques. »

Engin, pas plus que les autres, ne sait pourquoi il a été licencié. « J’ai été jugé sans procès. Je n’ai même pas pu me défendre, car je ne sais pas de quoi on m’accuse. » Engin a gardé son passeport, car « c’est mon unique pièce d’identité ». Il a aussi peur de perdre son identité puisqu’Erdogan a annoncé à plusieurs reprises qu’il voulait rendre apatrides les « traîtres à la nation ». Engin rajoute en secouant la tête que « Erdogan voit des traîtres partout. Il éjecte tous ceux qui ne sont pas dans sa ligne conservatrice. »

De tels licenciements ont eu lieu à travers toute l’Europe. Baris a lui aussi fait l’objet d’une enquête alors qu’il travaillait dans une ambassade turque en Europe. Lorsqu’il cherche à savoir de quoi on l’accuse, il se retrouve dans une situation kafkaïenne : personne ne peut, ou ne veut, lui dire de quoi il retourne. On va tout de même lui envoyer un questionnaire détaillé sur sa famille qu’il ne voit pourtant jamais. La semaine d’après, on l’informe qu’il est suspendu et qu’il ne peut plus rentrer dans l’ambassade. Dans la foulée, il reçoit l’ordre de retourner endéans la semaine en Turquie. Il va éluder l’ordre. Il va faire de même pour le suivant qui l’enjoint à rentrer dans les 24h.

Il est loin d’être le seul à agir de cette façon. Parmi les militaires sommés de rentrer, il semble y avoir une véritable épidémie et nombreux sont ceux à remettre certificat sur certificat pour repousser l’échéance. 35 officiers ont répondu aux ordres, mais ont été arrêtés dès l’aéroport. La plupart se trouvent encore en prison, sans savoir de quoi on les accuse. Il y a des mandats d’arrêt pour 109 attachés à travers le monde.

C’est l’incrédulité qui domine parmi les militaires visés. Abdullah a, lui aussi, appris quelques semaines après le coup d’état qu’il ne faisait plus partie de l’armée turque. « Même après les premières arrestations, je n’ai pas cru que cela pouvait m’arriver. Je n’avais rien à me reprocher. Je n’ai pas pu participer au coup puisque j’étais le 15 juillet en Belgique. Et pourtant cela n’a pas empêché que je sois viré sans explications. Depuis le coup d’État, on est accusé jusqu’à preuve du contraire. »

Turquie:
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Les martyrs de la démocratie

Depuis le 15 juillet, personne ne semble plus être capable de contrer Erdogan. Les partis de l’opposition font l’objet d’intimidations et l’appareil d’état suit religieusement l’orthodoxie présidentielle. Pas un officiel ne va changer un iota à la version étatique. Qui est que « La nation turque s’est unie par amour pour la démocratie et notre président ». Ismail Kahraman, le président du parlement turc que l’on a interviewé en octobre, abonde dans ce sens. « Le coup d’État est l’un des actes terroristes les plus perfides de l’histoire de la Turquie et les 265 civils tués alors sont des martyrs de la démocratie. » Pour ce dernier, il n’y a pas le moindre doute que c’est l’oeuvre du FETO, l’organisation Fetullah Gülen. Le premier ministre Binali Yildirim a pour sa part juré qu’il éradiquerait jusqu’à ses racines cette organisation.

Pouvoir débridé

Depuis le coup d’État, c’est l’état d’urgence. Ce qui fait que l’administration a un pouvoir qui ne répond plus à aucune contrainte. Pas moins de 125.000 personnes ont été licenciées. Plus de 36.000 civils ont été arrêtés et sont dans l’attente d’un procès. La Turquie est aujourd’hui le pays qui compte le plus grand nombre de journalistes emprisonnés. Début octobre, l’état d’urgence a été prolongé de trois mois.

Mais nulle part ailleurs la purge n’a été aussi radicale qu’au sein de l’armée. Pas moins de 20.000 militaires ont été tout simplement éjectés de l’organisation. Certains des « traîtres » ne sont que de simple cadet qui venait d’entamer leur première année. Presque la moitié des 340 généraux sont sous les verrous. Rien qu’à l’OTAN, pas moins de 400 officiers auraient été renvoyés.

L’ambassade ne souhaite pas commenter les raisons qui ont motivé ses renvois. Tout juste signale-t-elle que l’infiltration des güllenistes au sein de l’armée était très importante. La porte-parole de la Turquie à l’OTAN confirme qu’un nombre significatif d’officiers ont été licenciés, mais se refuse à donner les chiffres exacts, pas plus que les raisons.

Les officiers pensent qu’on les a licenciés, car on les soupçonne d’être des gülleniste. « C’est ridicule dit Yusuf, un des officiers de l’OTAN licenciés. Nous sommes des kémalismes. Et les officiers que je connaissais étaient tous laïcs et de mentalité occidentale. Même s’ils n’étaient pas d’accord avec la politique conservative d’Erdogan ils sont toujours restés très professionnels. Je les ai même vus défendre des points de vue qu’ils ne partageaient pas. » Pour Baris aussi c’est du non-sens. « En tant qu’attaché militaire, je suis en contact avec les plus hautes instances; j’ai même rencontré Erdogan en personne. Si je faisais vraiment partie d’une organisation terroriste pourquoi je n’en aurais pas fait usage à ce moment-là ? »

Serhat précise que c’est impossible pour un militaire de faire partie de ce genre d’organisation « puisqu’à chaque promotion notre vie entière est passée à la loupe. En tant que cadet, mon commandant a même rendu visite à mes parents pour voir quel genre de famille c’était. L’armée me connaît même mieux que moi-même. »

Pas un de ces officiers ne croit à la thèse officielle autour des évènements du 15 juillet.

« Quelques jours après le coup d’État, Erdogan avait déjà fait arrêter de milliers d’avocats. Comment peut-on savoir si rapidement qu’il s’agissait de güllenistes ? Si vraiment ils étaient dangereux pourquoi ne les a-t-on pas arrêtés plus tôt ? »

Abdullah ne veut même pas parler d’un coup d’État, tant cela suintait l’amateurisme. « Et puis comment ce coup d’État aurait-il eu pu être un échec si vraiment il y avait 100.000 güllenistes qui avaient infiltré les rangs de l’état ? Ils seraient assez nombreux pour réaliser six coups d’État. Et si vraiment ils étaient aussi nombreux, ils n’auraient même pas eu besoin de le faire. Ils auraient la majorité. »

Les officiers s’étonnent aussi de la manière hasardeuse et hystérique dont sont distribués les « châtiments ». Erdal Öztürk, un général trois étoiles qui a lancé un appel télévisé à l’armée afin que celle-ci ne participe pas au coup d’État, se trouve aujourd’hui en prison. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Même ceux qui ont participé activement contre le coup d’État se retrouvent aujourd’hui en prison.

Turquie:
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Un contre-putsch

Personne ne sait ce qui s’est exactement passé le 15 juillet. Même ces officiers n’ont pas d’avis arrêté. Pour Abdullah le vrai coup d’État a par contre lieu maintenant. « Tous les officiers arrêtés sont laïcs, instruits et occidentaux. Nous avons presque tous au moins un diplôme d’une université prestigieuse en Europe ou aux États-Unis. Contrairement au président, nous pensons que la Turquie fait partie de l’Europe. Pour Baris, ‘Erdogan est en train de transformer la Turquie. Avec ses purges il espère créer un vide dans les classes dirigeantes qu’il pourra ensuite réarranger à son goût. Il avait déjà réussi à mettre sous sa coupe la police, la justice et l’enseignement. L’armée était un des derniers bastions capables de contrer son pouvoir. »

« Beaucoup d’officiers craignent que la Turquie ne quitte l’OTAN. Surtout en sachant que les généraux fraîchement nommés voient l’occident comme une menace et sont plus proches de la Russie » dit encore Serhat.

Ces officiers se rendent compte qu’ils sont seuls désormais et beaucoup ont demandé l’asile politique. On ne sait pas s’ils ont des chances de voir leur demande aboutir. Et en Turquie pas un seul avocat ne veut les défendre.

Même si c’était le cas, retourner au pays n’est pas une solution, à l’image de ces clichés de certains de leurs collègues torturés. Eux ici, ils craignent également pour la sécurité de leur famille restée en Turquie.

L’ambassade turque en Belgique semble par contre bien décidée à traquer activement ces  » traîtres à la patrie ». Quitte à faire fi de la légalité. Comme lorsque l’ambassadeur Mehmet Akan Olcay souhaite faire une perquisition le 10 septembre dans la maison d’un des attachés militaires. Ce dernier veut bien y consentir à la condition que la police belge soit présente. Quelqu’un l’avait en effet prévenu qu’il n’était pas impossible qu’un membre du personnel de l’ambassade place des preuves à charge lors de cette visite. Apprenant que l’attaché souhaite impliquer la police belge, l’ambassadeur fera pourtant marche arrière et lui et ses six acolytes quitteront les lieux. L’ambassade n’a pas souhaité réagir.

Les licenciés de l’armée ne peuvent donc pas compter sur le soutien du personnel de l’ambassade. Même ceux avec lesquels ils entretenaient, jusqu’il y a peu, de très bonnes relations. « Aujourd’hui, les gens ont peur et c’est chacun pour soi. » Ils n’ont pas plus à attendre de la communauté turque présente à Bruxelles « qui dans sa très large majorité boit les paroles d’Erdogan. »

Guerre civile

La purge n’est pourtant pas finie. Pas plus tard que la semaine dernière, 15.000 policiers, militaire et membre du personnel soignant ont été expulsés du pays. Serhat craint que ces purges n’amènent son pays vers la guerre civile. « Erdogan a choisi un chemin qu’il ne peut plus quitter. Il a opté pour la voie autocratique. Il n’a désormais plus d’autre choix que d’agir de manière de plus en plus forte contre ceux qui s’opposent à lui. En empêchant les opposants de faire valoir leurs droits, on crée un climat qui pousse à la rébellion. J’ai peur que la situation ne soit sur le point d’exploser. »

Pour garantir leur anonymat, les prénoms des témoins ont été changés.

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