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Si Poutine s’enlise en Syrie…

Le Vif

Déploiement aéronaval impressionnant, bombardements massifs… Pourtant, plus de deux mois après son entrée en action, la Russie ne parvient pas à modifier le cours de la guerre. Et déjà une question émerge pour le Kremlin : le spectre du bourbier afghan peut-il resurgir ?

Vu de Moscou, la guerre a des airs de superproduction hollywoodienne. Depuis l’entrée en action de l’aviation russe, le 30 septembre, les écrans sont saturés de vidéos d’avions s’envolant en mission, de bombardiers larguant des tapis de bombes sur Raqqa, le QG syrien de Daech, d’images satellites montrant des cibles terroristes détruites. Au journal de 20 heures, c’est Top Gun tous les jours, raconté par les journalistes vedettes des principales chaînes, embedded (« embarqués ») sur la base aérienne de Lattaquié, sur le port de Tartous ou sur des navires de guerre. Les pilonnages sont massifs. Avec environ une centaine de raids par jour, la Russie totalise déjà 7 000 frappes en dix semaines.

Au début d’octobre, les téléspectateurs sont ébahis devant la séquence « sons et lumières » : 26 missiles de croisière 3M14 Kalibr tirés à l’aube depuis la mer Caspienne dessinant de superbes fumerolles dans le ciel d’Orient. Devant leurs téléviseurs, les Russes assistent aussi, régulièrement, aux visioconférences et aux briefings du « commandant suprême », Vladimir Poutine, avec ses généraux installés au coeur du centre de commandement militaire flambant neuf, inauguré voilà un an à quelques centaines de mètres du Kremlin. Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, affirme que ses ordinateurs sont « de trois à quatre fois plus puissants que ceux du Pentagone ». Le message est fort et clair : l’Ours russe est de retour et il montre ses griffes.

Sur le terrain, les choses sont moins caricaturales. Deux mois après le début du plus important déploiement aéronaval depuis la projection de forces soviétiques en Egypte (au début des années 1970), Moscou perd un avion de ligne avec 224 passagers au-dessus du Sinaï dans l’attentat du 31 octobre revendiqué par Daech (acronyme arabe d’Etat islamique, EI). Le 24 novembre, un bombardier Sukhoï Su-24 est abattu par deux chasseurs F-16 turcs au prétexte qu’il a violé l’espace aérien d’Ankara pendant dix-sept secondes. Après avoir actionné son siège éjectable, l’un des deux pilotes est mitraillé à mort par des rebelles « modérés » anti-Assad, alors qu’il redescend en parachute en territoire ennemi. Ce n’est pas tout : un membre des forces spéciales russes venu à la rescousse de l’autre pilote est également tué. Durant cette opération de sauvetage, la Russie perd aussi un hélicoptère (mais pas son équipage, sauvé par une deuxième équipe).

La crise entre Moscou et Ankara complique l’équation syrienne

Pour couronner le tout, une crise diplomatique majeure oppose désormais Moscou et Ankara et vient s’ajouter à une situation déjà hypercomplexe. En réponse au « coup de poignard dans le dos », selon l’expression de Vladimir Poutine à propos de la destruction en vol du Su-24, une série de sanctions économiques est décrétée : rétablissement des visas pour les Turcs, boycott des stations balnéaires d’Anatolie où se rendent annuellement 4 millions de Russes, embargo sur des importations…). Et le leader russe vient de déployer en Syrie un système mobile de défense antiaérienne et antimissile dernier cri, le S-400 Triumph, qui a de quoi faire peur. Cette arme effroyable est capable de viser simultanément 300 cibles.

De ce dangereux engrenage surgit une question : la Russie peut-elle s’enliser en Syrie, comme elle le fit en Afghanistan (1979-1989) ? « A ce stade, la comparaison n’a pas de sens, balaie un haut gradé du ministère français de la Défense. Une guerre s’inscrit dans un temps long. » Or, pour les Russes, celle-ci vient de commencer. Au surplus, les deux conflits sont différents : l’invasion de l’Afghanistan était une opération terrestre menée dans un pays limitrophe par des centaines de milliers de conscrits ; l’opération syrienne ne mobilise pour l’instant que de 2 000 à 3 000 hommes, principalement du personnel de l’armée de l’air.

« Dans la mesure où Moscou n’a pas l’intention de déployer des hommes au sol, hormis quelques forces spéciales déjà sur place et le personnel qui protège les installations de Tartous et Lattaquié, le risque d’embourbement est faible », confirme Isabelle Facon, spécialiste de la politique de défense et de sécurité russe à la Fondation pour la recherche stratégique. « Si la Russie augmente sa présence terrestre, elle ne répétera pas l’erreur d’envoyer des conscrits inexpérimentés, comme en Afghanistan ou en Tchétchénie, mais mobilisera des forces spéciales aguerries. » Une offensive au sol serait difficile à « vendre » à l’opinion russe, encore traumatisée par le souvenir du retour des « cercueils de zinc » évoqués par le Prix Nobel Svetlana Alexievitch dans son roman documentaire (1) consacré au fiasco afghan.

Toutefois, une offensive terrestre russe n’est pas à exclure. « Si vous lisez attentivement le magazine russe Courrier militaro-industriel, note, à Moscou, l’expert militaire Alexandre Golts, il ne vous a pas échappé que le scénario des dernières grandes manoeuvres d’entraînement militaire russe, en septembre dernier, est celui d’une grande offensive antiterroriste. Cette démontration de force, baptisée « Centre 2015″, la plus importante depuis la fin de l’URSS, a mobilisé en différents points du pays 95 000 hommes, 170 aéronefs et 20 navires de guerre. Des forces spéciales ont été projetées par hélicoptères derrière les lignes ennemies. Une vaste opération de l’armée de terre s’en est suivie. » Toute ressemblance avec un cas d’école existant…

Il en faut davantage pour vaincre le pessimisme de Pavel Baev. Expert militaire basé à Oslo (Norvège), il estime que la rapidité du déploiement russe à la fin de septembre trahit surtout une improvisation qui révèlent plusieurs failles. « L’affaire du Sukhoï Su-24 montre que l’évaluation des risques a été bâclée, et que les politiques n’ont pas sérieusement consulté les militaires avant de s’engager en Syrie. De plus, sur la base aérienne de Lattaquié, la vie quotidienne vire au cauchemar. Trop exiguë, la base est déjà saturée. Il y a trop d’appareils différents (Su-24, Su-25, Su-30 et Su-34) qui appartiennent à des générations distinctes – soviétiques ou récentes – et qui nécessitent des équipes d’entretien spécifiques. S’y ajoutent des hélicoptères Mi-8 (pour le transport) et Mi 24 (pour l’attaque). Ce grand embouteillage accroît la probabilité d’un d’accident. N’oublions pas que, depuis six mois, la Russie a perdu huit avions, y compris deux bombardiers stratégiques Tu-95 (des quadri-hélices de l’époque soviétique) qui se sont crashés lors d’exercices d’entraînement. » Conscient de ces faiblesses, l’état-major russe vient de décider la construction d’une deuxième base aérienne, à Cha’irat, au sud de Homs. Enfin, l’expert pointe une autre faiblesse : la route Tartous-Lattaquié, entre le port et la base aérienne. « Longue de 75 kilomètres, peu protégée, elle se prête facilement à un attentat suicide. » D’autant plus que Moscou est maintenant une cible déclarée de Daech.

« Initialement, la lutte contre le groupe terroriste ne faisait pas partie des plans russes, explique le Suédois Magnus Ranstorp, expert des organisations terroristes islamistes. Au contraire, Moscou jugeait que la présence de l’Etat islamique l’arrangeait : cette organisation agit comme un aimant sur les djihadistes du Caucase, ce qui allège la pression sur le flanc sud de la Russie. » Mais l’attentat contre l’avion de ligne au-dessus du Sinaï et les événements du 13 novembre à Paris ont tout changé. « Auparavant, de 10 à 20 % seulement de leurs frappes visaient Daech, souligne-t-on au ministère français de la Défense. Aujourd’hui, on en est à environ 50 %. C’est la seule inflexion notable. Pour le reste, ils persistent à bombarder massivement les groupes armés non terroristes et à tuer des civils sans états d’âme. »

Un message clair destiné aux Occidentaux : « Russia is back ! »

Quoi qu’il en soit, en l’espace de quelques semaines, Moscou a déjà atteint l’un de ses objectifs : stopper le recul de l’armée syrienne, consolider Bachar al-Assad et relancer une dynamique du côté du pouvoir syrien, revenu dans le jeu diplomatique. Au-delà, l’objectif est géostratégique. « La Russie effectue une démonstration de force à destination des Européens, pour mieux leur prouver leur incapacité à projeter une armée au-delà de leurs frontières, observe Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Ils veulent montrer qu’ils sont les seuls capables d’accélérer une solution politique en déployant des troupes et du matériel. » Un officier supérieur français constate : « Le message est évident. Ils nous disent : Russia is back ! »

Consciente de ses faiblesses à la suite de l’invasion de la Géorgie en 2008, la Russie a lancé un programme de modernisation (2011-2020) de son armement dont on mesure aujourd’hui les effets. Ainsi, tout comme les tirs de missiles de croisière depuis la Caspienne, l’entrée en scène à grand spectacle du bombardier stratégique Tupolev Tu-160 a fortement marqué les états-majors occidentaux. Parti de Mourmansk, l’avion a contourné l’Europe avant d’entrer en Méditerranée via le détroit de Gibraltar et de lâcher ses missiles de croisière à destination de la Syrie. Ce raid à long rayon d’action, qui a duré seize heures grâce à des ravitaillements en vol, n’a pas eu d’autre but que d’impressionner l’Occident.

Ces dernières années, la montée en puissance russe était visible à travers des exercices militaires nombreux, parfois organisés avec la Chine et l’Egypte. « Les Russes sont très présents en mer Noire et en Méditerranée, où l’on a observé leurs sous-marins », explique une source militaire française. La Syrie, terrain d’expérimentation grandeur nature, marque un saut qualitatif : il s’agit de tester « en réel » l’efficacité des bombardiers et chasseurs de dernière génération ou encore celle du Centre de commandement à Moscou. Il faut en finir avec l’idée, largement répandue, que l’armée russe est vieillotte et obsolète. Selon la revue en ligne américaine The Aviationist, l’avion de combat Sukhoï Su-30 est supérieur au F-15 américain et aurait le dessus dans tous les cas de figure.

Pourtant, les Russes ne sont pas tout-puissants. Sur le terrain, ils doivent composer avec leurs deux alliés, la Syrie et l’Iran, difficiles à manoeuvrer malgré une coopération étroite. « On a tendance à surestimer l’ascendant des Russes sur les Syriens, mais leur imposer des concessions n’est pas si simple, souligne Julien Nocetti, de l’Ifri. Il y a aussi des divergences avec les Iraniens. Moscou mise sur les leaders institutionnels et les liens fondés avec le clan Assad à l’époque soviétique, tandis que Téhéran, militairement impliqué au sol (des hauts gradés sont morts au combat), prépare l’après-Bachar en misant sur une nouvelle génération de cadres, plus jeunes, qui a émergé dans le chaos de la guerre. » Entre Moscou et Téhéran existe une certaine méfiance réciproque. Car personne ne veut se faire déborder par l’autre. D’autant que la République islamique d’Iran demeure fidèle à son propre agenda régional. « Nous connaissons les limites d’Assad, confiait il y a peu un diplomate iranien de haut rang. Mais nous soutenons la Syrie parce qu’elle défend le Hezbollah libanais (engagé en Syrie). »Pendant ce temps-là, à Moscou, les présentateurs de journaux télévisés continuent de raconter cet Orient si compliqué avec des idées simples, trop simples…

Par Axel Gyldén, avec Alla Chevelkina (à Moscou), Vincent Hugeux et Romain Rosso

(1) Les Cercueils de zinc, par Svetlana Alexievitch (Christian Bourgois, 2006).

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