Qui était la vraie Françoise Dolto?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Qui était vraiment Françoise Dolto ? Près de trente ans après sa mort, tout n’aurait pas été dit sur cette figure emblématique de la psychanalyse de l’enfance. Portrait sans concession.

Dans Françoise Dolto. La déraison pure, un livre paru en 2013, Didier Pleux, directeur de l’Institut français de thérapie cognitive, parcourt la vie de la psychanalyste pour en dresser un portrait sans concession. Extraits.

Qui était vraiment Françoise Dolto ? Plus de vingt ans après sa mort, tout n’aurait pas été dit sur cette figure emblématique de la psychanalyse de l’enfance. « Elle est devenue une icône inattaquable. Pourtant, il serait juste de dire la vérité sur son histoire ! » déclare en 2013 Didier Pleux, docteur en psychologie du développement et psychologue clinicien, qui a confronté la vie de Françoise Dolto, ses autobiographies, sa correspondance privée, sa théorie, sa pratique ainsi que ses prises de position. Le but ? Retourner aux sources des théories doltoïennes et, partant, démythifier la psy présentée jusqu’ici comme irréprochable. Pour laisser apparaître une femme pleine de contradictions et d’énigmes.

Françoise Dolto dans l’émission Apostrophes

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Entre Freud et Pétain

Née en 1908 à Paris, Françoise Marette est une enfant gâtée, élevée par des parents aisés, catholiques et d’extrême droite (son père, puis elle, lisent le quotidien nationaliste L’Action française). La jeune fille passe des vacances chez des amis de Charles Maurras, théoricien nationaliste, rencontre le polémiste Léon Daudet de L’Action française qu’elle trouve spirituel. Elle profite aussi de la résidence secondaire familiale à Deauville, voyage au Maroc, en Grèce, dispose d’une automobile (un fait rare à l’époque), joue au tennis… A l’opposé de ce qu’elle rapporte de son enfance, qu’elle juge malheureuse, et de cette « période de difficultés matérielles et de véritable « rationnement » ». Didier Pleux n’a pas non plus trouvé de trace d’une « fâcherie de quasiment huit années » avec sa mère Suzanne, que Françoise Dolto évoque dans ses récits.

Dans un autre registre, l’auteur rappelle un événement peu connu de la spécialiste : sous l’occupant nazi, elle a travaillé pour la fondation d’Alexis Carrel, un centre pétainiste recourant à des procédés eugénistes. Elle a également été en analyse chez René Laforgue, son mentor et psychanalyste dont l’objectif était d’implanter à Paris un centre de psychologie aryanisée (qui militait contre la « psychanalyse juive »). « Que s’est-il vraiment passé ? Ses accointances avec l’extrême droite méritent d’être étudiées par les historiens », souligne Didier Pleux, qui juge la femme très opportuniste. « D’abord femme de droite, elle se dira trotskyste à la Libération, puis prendra le vent de Mai 68. »

La mère Dolto, elle, se montre négligente, laissant par exemple son fils Carlos se mettre en danger. Le « fougueux » gamin deviendra artiste à l’âge adulte. « Que serait devenu Carlos s’il n’avait pas été intégré dans le bon réseau et épanoui sa liberté ailleurs qu’au Quartier Latin ? » s’interroge Didier Pleux. En clair, sa thèse est la suivante : les préceptes éducatifs développés par Françoise Dolto ne répondraient qu’à ses névroses et seraient le résultat d’une analyse ratée. Extraits.

Les traumatismes de Françoise Dolto

« Elle adorait un oncle, Pierre, qui mourut prématurément au front en 1916 lors de la Grande Guerre. Elle avait alors 8 ans. A l’âge adulte, lorsqu’elle parle de cette mort, elle la qualifie de traumatique pour la petite fille qu’elle était. A cette époque, tous les courriers de ses parents ne soulignent, comme tous ceux qui précèdent l’événement, que les frasques et les désobéissances de la petite Françoise Marette. Rien de bien méchant, Françoise est un peu « reine » et ses parents ne savent pas trop comment l’élever, mais le ton est toujours sympathique, empathique, ils cherchent simplement à la conseiller pour qu’elle soit plus sage. Leur fille est sans doute assez rebelle, très et trop affirmée à une époque où l’on s’attend plutôt à un rôle de petite fille modèle. Le décès de l’oncle est donc traumatique… Il y aurait eu « traumatisme » si la mort avait été cachée ou si elle s’était sentie responsable de quoi que ce soit dans cette fin tragique. Serait-ce cela que Françoise Dolto a ressenti au décès de sa soeur Jacqueline, quatre années plus tard ? En juin 1920, elle n’a que 12 ans et elle fait sa profession de foi. Elle apprend alors que sa soeur Jacqueline, de six ans son aînée, est atteinte d’un cancer. Celle-ci mourra quatre mois plus tard.

Le traumatisme : la mère de la petite Françoise lui a demandé de prier pour sauver sa soeur et, après le décès, lui reproche d’avoir échoué, c’est le fameux « Tu vois, tu n’as pas su prier ». Certes, ces paroles sont assassines et ne peuvent que bouleverser un enfant. Mais ce que Françoise Dolto ne dit pas, c’est que bien vite son père lui adresse une longue lettre (elle est en vacances scolaires d’été) pour expliquer la maladresse de sa mère : il lui dit combien sa maman a été choquée par le décès et que c’est cette douleur terrible de la perte d’un enfant qui l’a conduite à dire n’importe quoi à sa fille cadette. Il souligne la dépression de sa mère. Un peu plus tard, sa mère lui écrira, elle aussi, un gentil mot pour lui dire combien la mort de Jacqueline l’a anéantie et qu’elle n’a sans doute pas été à la hauteur…

Ces courriers de l’été 1920 traduisent à quel point la famille de Françoise Marette veut l’aider à mieux comprendre ce terrible accident de vie. Ils font ce qu’on appellerait de nos jours une « dispute résiliente », c’est-à-dire qu’ils ne laissent pas l’enfant dans ses conclusions erronées (« Je suis coupable de la mort de ma soeur, ma mère me l’a dit », dans le cas que nous évoquons), mais ils lui soumettent une tout autre réalité. Ils font une « médiation » entre le ressenti, la compréhension de l’enfant et la réalité. Ce genre d’aide suffit la plupart du temps pour que l’enfant saisisse à quel point son ressenti et ses représentations peuvent être irrationnels, parce que toute la réalité n’est pas, au moment des faits, connue et comprise.

Mais, en psychanalyse, et c’est ce que reconstruira plus tard Françoise Dolto sur le divan, peu importe les réalités qui entourent le traumatisme, seules les représentations de l’enfant à ce moment-là l’intéressent. »

Mère toxique ou itinéraire d’une enfant gâtée ?

« Qui croire ? Cette mère qui reste en lien avec son enfant, les échanges visibles de cette correspondance de jeunesse en témoignent, ou ce que dit Françoise Dolto cinquante ans plus tard, lorsqu’elle évoque une fâcherie de quasiment huit années jusqu’à la venue de Boris Dolto pour ce réveillon de Noël 1941 ? Il n’existe aucune interruption dans les courriers échangés avec Suzanne Marette, sa mère, de 1933 à 1941. Je lis qu’en septembre 1934, Suzanne Marette, la mère « indigne », indique même à sa fille de 26 ans ce qui l’attend dès son retour à l’appartement de Paris, elle s’excuse de ne pas avoir laissé de provisions… Au mois d’avril suivant (1935), Françoise a hâte de voir la voiture réparée pour l’utiliser pendant les vacances de ses parents en Grèce… Le mois d’août n’est pas plus austère : « Ma chère maman, je te remercie de ton petit mot trouvé hier soir en rentrant et beaucoup aussi des provisions que j’ai trouvées dans la cuisine. J’ai pu dîner sans ressortir et me coucher de bonne heure ce qui m’a fait du bien car le voyage m’avait fatiguée. » Et puis de nouveau des vacances en Avignon dès le mois de septembre 1935. Au printemps 1936, c’est toujours l’accalmie selon les courriers de Françoise : une sorte de cahier de bord où sont consignés les détails de sa vie et de sa famille. […]

Question finances, elle évoque, dans son autobiographie, une période très dure, un véritable « rationnement ». Françoise Dolto nous rappelle sa vie de déshéritée : « Je n’avais presque rien pour vivre, juste ce que je gagnais comme externe des hôpitaux. […] Au début, le soir, j’avais juste de quoi acheter du pain et du fromage… » Une fois de plus, n’a-t-elle pas tendance, après plusieurs années, à amplifier la gravité des événements ? Car elle sait être très affirmée pour réclamer de l’argent à son père. Elle a 28 ans, se dit « indépendante », mais elle écrit : « Voilà maintenant une question importante. Je n’ai plus que 475 frs […], je voudrais bien que tu m’envoies de l’argent pour là-bas. Je me suis demandé si je ne devais pas écrire à la banque de m’en envoyer […]. Tu m’avais dit à Paris de t’écrire quand je n’aurais plus d’argent aussi je le fais mais si tu veux j’écrirai de la R.P. J’ai reçu de la banque l’avis de mise au nominatif de 40 obligations d’Electro-Chimie. J’ai à te dire bien des choses de la part de Laforgue. A bientôt mon cher Papa. Je t’embrasse bien tendrement. » Une Françoise Marette qui détient des obligations boursières, nous avons vu plus malheureux ! »

Françoise Dolto maman

« Les anecdotes de son enfance qu’évoque Carlos sont significatives : Françoise Dolto vit bel et bien ses croyances « psy » pour éduquer ses enfants. En fait, elle n’éduque pas, mais elle leur parle, elle n’intervient pas, mais elle adhère aux certitudes qu’elle vient d’acquérir avec la psychanalyse : puisque l’enfance est une étape où le petit homme peut se voir détruit à tout moment par la maladresse parentale (et surtout par celle de la mère), la solution est de laisser l’enfant grandir de la façon la plus autonome possible, c’est-à-dire sans réelle éducation. […]

Quand Carlos évoque son éducation à la maison, je ne suis guère surpris, je reconnais tous les ingrédients de mes « enfants rois ». Je prends, par exemple, un incident banal, mais qui en dit long sur la permissivité éducative ambiante : la « crise de la poussette » alors qu’il n’a que 2 ans. Lorsqu’on promène un enfant en poussette, il est souvent difficile de lui dire quand il peut ou non la quitter, marcher un peu et la réintégrer. Nous avons là un bel exemple d’attitude éducative réaliste ou non. J’autorise mon enfant, s’il est en âge de marcher bien sûr, à gambader, à courir hors poussette. Je définis des moments où il n’est plus question de liberté : c’est l’heure de rentrer, je trouve qu’il est fatigué ou j’ai d’autres choses à faire en tant qu’adulte. L’enfant, lui, voudra quitter ou retourner dans sa poussette selon son bon vouloir et l’adulte sait que ce n’est pas toujours possible. C’est bien une des premières expériences de qui décide pour qui… Carlos nous explique, avec cette formidable mémoire des enfants de psychanalystes, que pour lui il n’existe aucune règle, c’est la « poussette à la demande » ! « Après un quart d’heure, on enlevait ce qui encombrait la poussette et j’allais m’y asseoir, le temps de retrouver l’envie de marcher. Plus de pleurs ni de drames puisqu’on respectait mes rythmes d’activités et de repos. Quelqu’un qui aurait manqué de tendresse et d’intelligence se serait dit : « Voilà un enfant capricieux, sale et qui mérite une fessée. » Or il ne s’agissait pas de caprice. »

Certes, il est bon de respecter les rythmes propres de l’enfant mais ce dernier est-il en mesure de bien se connaître ? C’est là, une fois de plus, le grand « romantisme » (une vision irrationnelle de la vie) de Françoise Dolto.

[…] Dans la réalité, elle ne s’offusque pas des comportements de son enfant quand il maltraite les adultes chargés de s’en occuper. Elle le souligne par cet exemple : « Jean a 3 ans et demi. Il est déjà extrêmement débrouillé et autonome. Une nouvelle personne qui s’occupait des enfants veut, par gentillesse, lors du premier repas avec lui, lui accrocher sa serviette, chose qu’il était habitué à faire déjà tout seul. Il se laisse faire mais, chose épouvantable, elle veut l’asseoir sur sa chaise. Il lui dit alors : « Salope. » […] J’étais très ennuyée de cet incident. Jean était tout à fait furieux […]. Il grimpe sur sa chaise et je dis d’un air un peu fâché : « Nous verrons cela tout à l’heure, mange », et je dis à Marie : « Ecoutez, je ne sais même pas s’il sait ce que ce mot-là veut dire, donnez-lui à manger, nous en parlerons tout à l’heure. » » […] Le petit Jean vient d’apprendre deux choses : qu’il peut insulter ceux qui enfreignent sa liberté et que ceux-ci, en plus, continueront de le servir. »

Une lettre de juin 1940

« Françoise Dolto a 32 ans quand elle écrit à son père qu’elle est en train de trouver sa vocation : l’éducation. Dans le même temps, le maréchal Pétain a signé l’armistice le 22 juin 1940, il installe son gouvernement à Vichy le 1er juillet et une loi « constitutionnelle » du 10 juillet lui donne les pleins pouvoirs… Elle raconte : « J’aimerais assez m’occuper d’éducation, puisque enfin elle va être dirigée dans une voie qui me paraît pleine de promesses. […] Mes amis, dont le réconfort et la fidélité agissante m’émerveillent chaque jour, la beauté de la nature et la foi dans le redressement de la France dans la ligne amorcée par Pétain […]. On peut essayer de faire quelque chose et de contribuer à son redressement et c’est merveilleux d’avoir l’âge que j’ai car je verrai peut-être ce redressement. […] J’admire beaucoup les paroles prononcées hier par Peyrouton en quittant la Tunisie… » – ce même Marcel Peyrouton (1887-1983) est nommé en juillet 1940 secrétaire général de l’Administration et de la Police par Pétain. Je laisse aux historiens la charge de retrouver ce discours si fascinant… L’Histoire nous apprend tout simplement que l’idéologie de la « Révolution nationale » de Pétain est xénophobe et antisémite. […] Les lois antisémites seront vite promulguées du 22 juillet au 4 octobre 1940. »

Auto-conditionnement d’une théorie

« Françoise Dolto n’y voit pas trop clair lorsqu’il s’agit de « figures paternelles ». Son père, Henri Marette, n’a rien d’un despote familial, est-ce cela que lui reproche sa fille ? Il n’a sans doute rien fait pour persuader son épouse Suzanne d’autoriser leur fille à suivre des études de médecine, études qu’elle ne commencera qu’à 25 ans. Peut-être est-ce cela le contentieux majeur ? Pourtant, à la relecture des échanges de courriers, Henri Marette et sa fille semblent plutôt proches, affectivement et « politiquement »…

Alors que lui reproche Françoise Dolto ? Les idées de son père l’ont-elles irrémédiablement amenée à être séduite par les auteurs les plus conservateurs, puis à admirer Pétain et son régime de Vichy ? Est-ce cela qu’elle tente d’annihiler en devenant la grande prêtresse de la rébellion contre tous les autoritarismes familiaux ? Tente-t-elle d’exorciser ses séductions de « collaboration » en désignant désormais l’ennemi : l’autorité du père ? Ou bien Françoise Dolto n’est-elle que la victime d’un mécanisme de défense qu’elle ne connaît que trop par sa pratique de psychanalyste ? N’a-t-elle pas « refoulé » tout ce qui la rend coupable dans cette période de l’Occupation allemande et, en particulier, les « images paternelles » de personnalités douteuses comme celles de René Laforgue, Alexis Carrel et bien sûr Pétain ? Désormais, sa mémoire lui fait défaut puisque seuls les souvenirs de son mariage, de la naissance de ses enfants et de sa pratique clinique à l’hôpital Trousseau vont occuper cette période grise de 1940-1945. Mais l’Inconscient de Françoise Dolto est à l’oeuvre ! De ce massif « refoulement » naît une théorie révolutionnaire : l’enfant va devoir se débarrasser de tout autoritarisme et, bien sûr, d’abord de l’autoritarisme parental. C’est à l’adolescence, dernière chance d’émancipation, qu’il lui faut achever la juste rébellion contre le milieu familial délétère. »

Une psychanalyse ratée

« […] En ce qui concerne sa relation à sa mère, elle a développé des schémas très accusateurs : les « mères forcément coupables » qui, par leur volonté fusionnelle ou névrotique, interdisent à l’enfant d’exister à part entière. De ce schéma absolutiste se déclinent toutes sortes de demandes et d’attentes envers les mères : ne soyez pas trop aimantes, gardez la bonne distance, attention à vos désirs inconscients… Françoise Dolto répond à son ressenti premier, ou plutôt à ce qu’on lui apprend en psychanalyse puisque la réalité de sa mère n’est pas forcément ce qu’elle a bien voulu nous « vendre ». Dolto a été étouffée et annulée par sa mère, elle va donc nous délivrer le mode d’emploi d’une « bonne maternité », car l’enfant est toujours la victime de ses relations maternelles supposées délétères. […] Et pour le « père », la figure paternelle, quelle synthèse de vie Françoise Dolto fait-elle ? Là encore, elle nous fait une « projection » au sens psychanalytique : « Le sujet attribue à autrui les tendances, les désirs, etc., qu’il méconnaît en lui : le raciste, par exemple, projette sur le groupe honni ses propres fautes et ses penchants inavoués. » Du mythe de l’autorité « castrante » au « complexe du homard », Françoise Dolto ne forge-t-elle pas, inconsciemment, sa propre défense pour vaincre les vieux démons qu’elle a enfouis ? Françoise Dolto ne fabrique-t-elle pas de ses ambiguïtés avec l’autorité une entreprise « antiautorité » ? Et, dans ce cas-là, il s’agit sans doute d’une psychanalyse ratée… ».

Françoise Dolto. La déraison pure, par Didier Pleux, Editions Autrement, 192 p.

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