Poutine a-t-il fait pression sur le gouvernement Michel ? Le ministre Reynders refuse de commenter une affaire judiciaire en cours. © REUTERS/Srdjan Zivulovic

Poutine fait-il la loi au 16 ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

L’affaire Yukos n’en finit pas de faire des vagues en Belgique. Pour remporter son duel avec l’oligarque Khodorkovski, le président russe n’hésite pas à menacer plusieurs gouvernements occidentaux, dont celui de Charles Michel. Et ça marche. Récit d’une saga à 50 milliards de dollars.

La Belgique est tombée, malgré elle, dans un piège diplomatico-judiciaire dont le principal acteur n’est autre que Vladimir Poutine, le maître suprême de la Fédération de Russie. Pour comprendre les enjeux de cette histoire digne d’un roman de Ludlum, il faut remonter à l’hiver 2003. Le 19 février de cette année-là, le président russe réunit au Kremlin une trentaine de riches patrons du pays. Parmi eux, Mikhaïl Khodorkovski.

Cet ancien ingénieur chimiste, d’origine juive, proche de Boris Eltsine, a su profiter du vide juridique des années 1990, après l’effondrement du bloc communiste, pour racheter le groupe pétrolier Yukos contre une bouchée de piroshki. Il ne se distingue guère des autres oligarques invités au Kremlin, sauf par son inimitié ouverte à l’égard de Poutine. Lors de la campagne présidentielle de 2000, les hommes d’affaires avaient été prévenus : ils doivent se tenir à distance du pouvoir. Khodorkovski n’a pas entendu l’avertissement. L’homme le plus riche de Russie négocie une fusion avec le géant américain ExxonMobil, ce qui irrite le président russe, convaincu que l’Etat doit contrôler les sources d’énergies. Surtout, il projette de financer les partis d’opposition pour la campagne législative de l’automne 2003. Certains lui prêtent même l’ambition de briguer la présidence…

Le 19 février, au Kremlin, il franchit la ligne rouge : il défie le tsar en public. Micro en main, il dénonce, à la stupeur de ses pairs oligarques, la corruption importante qui règne au sommet de l’Etat. Furieux, Poutine rétorque sèchement : « Mais d’où vient la fortune considérable d’une entreprise comme Yukos ? » Le 25 octobre 2003, Khodorkovski est arrêté à la descente de son jet privé en Sibérie.

Accusé « d’escroquerie à grande échelle, de fraude fiscale, de détournement de biens », il sera condamné, à l’issue d’un procès jugé inique par la Cour européenne des droits de l’homme, et croupira dix ans en prison. Quatre mois plus tôt, son plus proche associé, Platon Lebedev a, lui aussi, été écroué. D’autres associés suivront le même chemin. Dès 2004, en détention, Khodorkovski cède ses parts à la holding financière GML, actionnaire principal de Yukos, espérant les voir fructifier pendant son incarcération. Mais très vite, le gouvernement russe s’active à exproprier les actifs de Yukos, en exigeant des redressements fiscaux aux montants exorbitants.

Pour le groupe pétrolier, la configuration de son actionnariat lui permet d’organiser une défense. Les principaux actionnaires de la holding sont des citoyens russes, mais ils ont transféré leurs parts dans des structures offshore à Chypre et à l’Ile de Man. Ce qui complique les poursuites lancées par l’administration moscovite car il s’agit de sociétés étrangères. En outre, avec l’avocat français Emmanuel Gaillard, grand spécialiste du droit de l’arbitrage, ils vont tenter d’obtenir réparation de ce qu’ils considèrent être une expropriation illégale de leurs investissements dans Yukos, en portant l’affaire devant la cour d’arbitrage de La Haye.

Le traité sur la Charte de l’énergie (TCE), signé en 1994 entre la Communauté européenne et les républiques de l’ancienne Union soviétique, prévoit que les litiges entre Etats et investisseurs dans le secteur de l’énergie sont réglés par un arbitrage international. Après la chute du communisme, le TCE est le premier accord multilatéral contraignant en matière de protection des investissements Est-Ouest. A l’époque, Boris Eltsine y voyait un moyen pour la Russie exsangue d’attirer des hommes d’affaires étrangers, en leur garantissant des droits. Cependant, la Russie a signé le traité mais ne l’a pas ratifié. Elle est donc liée « provisoirement » au TCE.

En octobre 2004, Me Gaillard se lance dans la bataille. Il introduit une requête officielle devant la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. Les anciens actionnaires de Yukos réclament 144 milliards de dollars de dommages et intérêts. Du jamais-vu. La réponse de Poutine, qui sort à peine du bourbier tchétchène, est à la hauteur du bras de fer entamé : les gisements et sites d’extraction de Yukos sont vendus aux enchères. Le principal acquéreur est le groupe pétrolier d’Etat Rosneft, dirigé par un proche du maître du Kremlin. Le prix de l’acquisition, 9 milliards de dollars, est dérisoire. Celui qui vient d’être réélu à la tête de la Russie savoure sa victoire.

Intervention du protocole

Il faudra attendre dix ans pour assister à la suite du combat. Fin 2013, quelques semaines avant les Jeux olympiques de Sotchi (sud de la Russie), Poutine gracie Khodorkovski, dont le sort a ému les Occidentaux. Malgré ce geste, les actionnaires de Yukos ne désarment pas. Et, en juillet 2014, le tribunal arbitral de La Haye rend enfin sa sentence. Les trois arbitres – dont deux ont été choisis par les parties – sont unanimes : la Fédération de Russie a illégalement exproprié Yukos et doit verser à ses anciens actionnaires le montant inédit de 50 milliards de dollars. Poutine accuse le coup. Mais la Russie introduit très vite un recours devant le tribunal civil des Pays-Bas.

GML peut néanmoins faire exécuter la sentence de La Haye en demandant la saisie conservatoire d’actifs de l’Etat russe dans les 153 pays signataires de la Convention de New York (1958) sur l’exécution des sentences arbitrales étrangères. Seule condition : il ne peut s’agir de biens diplomatiques. Dès janvier 2015, les actionnaires de Yukos vont lancer les premières procédures de saisie en Belgique et en France, car les législations de ces pays leur sont favorables. Sur le territoire belge, les actifs visés constituent un compte à vue, une garantie bancaire et environ 140 garanties locatives sous forme de comptes d’épargne ou de livrets verts, contractés auprès d’ING et de BNP Paribas Fortis.

Très vite, notre ministère des Affaires étrangères intervient dans la procédure. Les actionnaires de Yukos sont contactés par le chef du protocole adjoint, Pascal Grégoire, qui leur fait savoir que tous ces biens mobiliers sont protégés par l’immunité diplomatique. Or, selon l’enquête de due diligence menée par GML, plusieurs comptes, totalisant 600 000 euros, ne bénéficient d’aucune protection diplomatique. Quant à la Fédération de Russie, elle introduit une tierce opposition devant le tribunal civil de Bruxelles. Le duel Yukos-Poutine se joue à l’échelle du royaume. Les coups vont se multiplier.

Course contre la montre

Le 24 juin 2015, la justice belge reconnaît formellement la sentence arbitrale de La Haye, à la satisfaction de GML. Mais, un mois plus tard, pendant les vacances d’été, la Chambre adopte, en urgence, un projet de loi sur mesure compliquant la saisie des biens d’un Etat étranger sur le sol belge. Pourquoi une telle précipitation ? Au cours des débats, Christian Brotcorne (CDH) dit n’y voir « qu’une seule explication, et c’est la pression exercée par la Russie sur notre pays ». Même tonalité côté PS et Ecolo. Selon les représentants de Yukos, l’ambassadeur belge aurait été convoqué par le Kremlin, en janvier, pour se voir menacer de représailles diplomatiques si la Belgique ne se rangeait pas aux arguments de la Russie. La France a récemment adopté une législation similaire. Toujours selon Yukos, le Quai d’Orsay aurait reçu les mêmes avertissements de Moscou, par courrier. Idem pour le Département d’Etat américain qui l’a reconnu par courrier à la cour du district de Washington.

Pour GML, une course contre la montre a démarré. Avant que la « loi Yukos » n’entre en vigueur, ses avocats – du cabinet Liedekerke – ont lancé, mi-août, les procédures de saisies concernant les biens immobiliers de la Russie sur le territoire belge, soit plusieurs appartements et maisons situés à Uccle, Ixelles et Rhode-Saint-Genèse. Ici aussi, la bataille se joue sur l’immunité diplomatique des propriétés. Côté russe, la riposte s’est organisée. Les agences de presse publiques Tass et Novosti affirment que deux immeubles ucclois leur appartiennent. Sur la porte de la maison ixelloise, rue Jean-Baptiste Meunier, une plaque diplomatique est inopinément apparue. Mais, surtout, l’Etat belge s’est immiscé dans la procédure judiciaire, en décembre, en tant que « partie intervenante volontaire » pour protéger ses relations diplomatiques avec Moscou, ce qui est plutôt rare dans ce genre d’affaire.

Plus curieux encore : comme l’a révélé L’Echo fin juin, le notaire bruxellois chargé de la vente des biens saisis a reçu, le 11 février dernier, une lettre de Pascal Grégoire le mettant en demeure de suspendre les ventes, sinon  » l’Etat belge devra prendre des mesures coercitives ». Le ton est martial. Dans les conclusions déposées récemment par l’Etat belge devant le tribunal civil, Me Alain Verriest affirme qu’il n’y a pas eu de pression, juste un rappel de ses responsabilités au notaire « qui n’avait manifestement pas été mis au courant de la nature des biens à saisir ». Contacté, le ministre Didier Reynders (MR) s’est refusé au moindre commentaire.

Dernier rebondissement dans cet affrontement hors norme : le 20 avril, la sentence arbitrale de La Haye a été annulée par le tribunal de première instance néerlandais, à la suite du recours introduit par la Russie. Les magistrats se sont prononcés sur la compétence de la cour arbitrale, étant donné que Moscou n’a jamais ratifié le TCE. Un coup de tonnerre pour Yukos qui vient de faire appel du jugement, le 18 juillet. En attendant, les saisies peuvent se poursuivre en Belgique. Les avocats de GML plaideront en novembre devant le juge des saisies de Bruxelles. Pour éviter des frais inutiles, ils demanderont de suspendre les procédures en cours jusqu’à la décision de la cour d’appel des Pays-Bas.

Même si la dernière manche a été remportée par le Kremlin, la saga judiciaire semble loin d’être terminée. Le risque de guerre diplomatique entre la Russie et plusieurs pays occidentaux, dont la Belgique, est toujours bien réel. Et, dans cette affaire, Vladimir Poutine est prêt à tout. Fin 2015, le comité d’enquête russe, qui est sous l’autorité directe du président, a annoncé que Khodorkovski, réfugié à Londres, faisait l’objet d’un mandat d’arrêt international, dans le cadre de l’assassinat d’un maire, qui remonte à 1998. Poutine a fait de Yukos une affaire personnelle. Les chancelleries occidentales sont prévenues…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire