Linda Woodhead © Patrick Post

Plaidoyer pour moins de liberté de religion

Le Vif

L’Etat doit-il faire preuve de neutralité quand il s’agit de religions – étant donné la séparation de l’Eglise et de l’Etat ? « Il doit justement s’en mêler » estime la sociologue britannique, spécialisée en religion, Linda Woodhead. « La liberté de religion sans bornes fait le jeu du fondamentalisme. »

La sociologue spécialisée en religion Linda Woodhead, met en garde contre les dangers de la liberté de religions sans bornes. On entend trop peu les voix modérées. « Les religions ont tendance par nature à devenir extrémistes » nous raconte-t-elle. « Les gens pensent, à tort, que les religions sont bonnes et pacifiques de nature. Mais si on laisse trop peu de place aux forces modératrices, toutes les religions peuvent devenir extrémistes. »

Selon Woodhead, l’Europe se dirige les yeux fermés vers une situation où la religion devient un domaine anarchique. « Les formes de religion les plus intolérantes réussissent très bien à profiter de la liberté de religion. Il est temps que la politique se mêle de religion, malgré la séparation de l’Église et de l’Etat. »

Ce que vous dites à propos de la tendance à l’extrémisme et à la violence ne s’applique-t-il pas surtout à l’islam ?

Linda Woodhead : Non, la tendance à l’extrémisme existe dans toutes les religions. L’extrémisme naît quand des gens se lèvent au sein d’une religion et clament : nous allons purifier la foi, nous sommes les véritables croyants. C’est un moyen puissant d’acquérir du pouvoir. Seules les forces modératrices ont pu contrer cette tendance : la société civile, l’Etat. Mais à l’heure actuelle, on voit que cette tâche est négligée. Même l’Église dans laquelle j’ai grandi, l’Église anglicane mainstream, est détournée par des évangélistes de droite.

Mais ils ne se font pas exploser dans un quartier animé.

Extrémiste ne signifie pas nécessairement violent. La plupart des fondamentalistes ne sont pas violents. Regardez le judaïsme : la plupart des ultraorthodoxes veulent uniquement étudier les livres saints. La majorité des musulmans ne sont pas des extrémistes, mais des croyants modérés. Les jeunes qui ont commis des attentats à Paris et ailleurs, étaient généralement déjà sur la voie de la violence. Au moment où ils sont confrontés à une forme extrémiste de religion, ils possèdent la justification nécessaire pour utiliser de la violence. En soi, ce n’est pas dû à l’islam.

Ceux qui disent que « la tendance à la violence est inhérente à l’islam » se trompent ?

Toutes les religions ont tendance à l’extrémisme. Au Royaume-Uni, on a longtemps souffert de catholiques violents. Pourtant, les gens ne disaient pas : « dans le fond, tous les catholiques sont comme ça. » Si vous dites que l’extrémisme est le véritable visage de l’islam, vous faites exactement ce que veut l’EI. Pourquoi les extrémistes assassinent-ils ? Parce qu’ils frémissent à l’idée que l’Europe est libérale et qu’elle peut être positive à l’égard de l’islam. Quels endroits de Paris ont-ils frappé ? Là où les gens se réunissent pour se détendre. Un quartier animé mixte.

L’EI n’aime pas que des réfugiés syriens soient bien traités dans certains pays européens. Ils tiennent le discours suivant : « l’Europe mène une croisade et souhaite détruire les musulmans. Donc plus on dira : « On ne fait pas confiance aux musulmans, l’islam est violent de nature », plus l’EI sera content. Cela vient conforter leur image : les infidèles veulent détruire les enfants d’Allah. Plus on embrasse ce point de vue, plus ils auront à dire. Leur interprétation du « véritable islam » s’engouffre dans les têtes des Européens.

Nous reprenons le discours fondamentaliste?

Vous dites ce qu’eux disent aussi: « nous sommes bons, vous êtes mauvais. » Fondamentaliste, noir et blanc. Donc la question qui se pose c’est si on l’autorise. Qui décide? Aujourd’hui, l’EI réussit beaucoup trop facilement. Le fait que le président français François Hollande ait déclaré la guerre à l’EI le soir des attentats, suivi par les autres leaders du monde, aura fait le bonheur des terroristes. Cela les élève à un niveau bien supérieur qu’un groupe de jeunes totalement incontrôlables.

Ce serait beaucoup plus fort de dire: non, c’est nous qui décidons de l’agenda. Et notre agenda c’est la défense des valeurs européennes. Nous affûtons notre politique étrangère et cherchons une solution pour la Syrie. Calmement et fermement. L’Europe commet une erreur si elle ne produit pas sa propre contre-histoire.

Vous dites que nous devons partir de nos propres valeurs européennes. Mais quelles sont ces valeurs ? Le savons-nous ?

C’est problématique. Certains musulmans en Europe adhèrent à la rhétorique de l’EI qui professe qu’ici il n’y a absolument pas de valeurs. Que les Européens se comportent comme les Romains à la fin de leur règne : décadents, sans morale, sans religion.

Cela rejoint le concept au coeur de tout fondamentalisme moderne: il faut défendre la famille traditionnelle, y compris la domination masculine. Pour eux, l’éclatement des structures familiales traditionnelles en Europe est un signe ultime de déclin.

Nous devons affirmer beaucoup plus fermement que notre mode de vie ne témoigne pas d’un manque de valeurs. L’Europe représente la paix et la prospérité. Nous considérons les femmes comme les égales des hommes. Même chose pour les homosexuels. Les enfants ont des droits. Nous devrons être très fiers de ces acquis récents. Mais même nos propres Églises n’en sont pas fières. « Ah, mon Dieu » disent-elles, « la famille s’effondre. » L’Église catholique qualifie le féminisme de « dangereux ». Il y a quelques décennies, la maltraitance des femmes et des enfants étaient assez normales. Ce n’est plus le cas. Nous ne l’acceptons plus. Ce n’est pas un déclin de valeurs, mais un changement moral très puissant. Le féminisme a joué un rôle très important, car ce sont les femmes qui ont initié une grande partie de cette évolution en disant : « Nous n’acceptons plus ça. »

Que faut-il faire selon vous?

Une solution consisterait à faire plus d’études – et je ne dis pas ça seulement pour avoir plus de travail. On peut réaliser un aperçu des positions des chrétiens et des musulmans, découvrir ce qu’ils croient réellement. Dans d’autres domaines, il est tout à fait normal de recueillir de bonnes informations, mais nous sommes encore très primitifs dans notre rapport à la religion.

Pourquoi?

En partie parce que les gouvernements et les responsables politiques pensaient : la religion va disparaître, tout le monde devient athée – ce qui était une erreur. Et en partie parce que nous croyons à la liberté de religion, « donc nous ne pouvons pas nous en mêler ». Mais ça aussi c’est une erreur. La logique des médias et les lois promulguées avec de bonnes intentions renforcent les ailes fondamentalistes de la religion alors qu’on n’entend pas la majorité modérée. Les journalistes s’intéressent surtout aux variantes extrêmes.

Vu la violence, il y a un motif journalistique à exposer ces variantes plus extrêmes.

Évidemment. Concentrez-vous sur le jeune homme à la kalachnikov. Mais ne faites pas comme si c’était le seul « véritable religieux ». Pourquoi ce garçon serait-il plus religieux que votre tante pieuse ? Dans les études, une majorité d’Européens se qualifie toujours de « chrétiens ». Mais on dira rapidement : « ils ne sont pas vraiment croyants, ils ne pratiquent pas. »

Nous sommes dans une grande transition religieuse. On ne devient pas tous laïques. Beaucoup de gens se tournent vers la spiritualité. Pour eux, la bonne vie se situe dans leur rapport à l’ensemble, à la nature, aux autres. Je crains que les politiques s’y intéressent trop peu, ils n’écoutent que les voix anciennes. Ceux qui explorent de nouvelles formes de spiritualité sont considérés comme fumeux et égocentriques. Et ce sont précisément les étiquettes que les dirigeants d’Églises traditionnelles aiment à leur donner. Alors qu’il est prouvé que ces gens sont souvent des citoyens engagés. C’est justement d’eux dont on a besoin pour cette contre-histoire européenne.

Pourquoi ne respectons-nous pas le grand groupe de musulmans modérés, de chrétiens moyens et de croyants spirituels? La religion libérale est aussi vraie et puissante dans le façonnement de vie que les variantes extrémistes. Si vous dites que ces gens ne sont pas « vraiment religieux », vous reprenez à nouveau l’agenda fondamentaliste.

Marc Van Dijk

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