Tito Dupret

Palmyre en miroir

Tito Dupret Réalisateur multimédia

L’Etat islamique sait parfaitement ce qu’il fait en s’emparant de l’oasis de Palmyre, en Syrie. Il n’agit pas en sauvage inculte. Il veut redessiner la carte du temps.

L’oasis de Palmyre en Syrie est tombée. La ville qui s’est développée sur un tell au premier siècle avant notre ère, ses vestiges qui témoignent de la limite orientale de la Rome antique et occidentale sont en danger. L’Etat islamique sait parfaitement ce qu’il fait en voulant s’en emparer. Il n’agit pas en sauvage inculte. Il veut redessiner la carte du temps. Il recule le plus loin possible dans les siècles et avance le plus loin possible dans l’espace, car il sait que l’histoire est géographique. Abstraite et impalpable, elle doit se matérialiser pour s’imposer à tous. Elle doit s’inscrire physiquement dans le paysage pour être visible et tangible. C’est vieux comme le monde. C’est ainsi que les humains construisent les civilisations.

Détruire les sites historiques n’est pas un acte barbare. C’est un acte de pouvoir inévitablement humain. Horizontal comme le territoire et vertical comme l’empilement de plusieurs couches de civilisations dont on s’empare pour les dominer. Le pouvoir s’assied sur le passé pour écrire l’avenir ; cette seule inconnue qui terrifie vraiment tous les pouvoirs. Alors l’Etat islamique reprend le stylet de l’histoire et redessine les frontières. Mais toutes se mélangent : celles de civilisations antérieures, celles actuelles héritées des occidentaux, celles de la modernité… Et qui toutes explosent.Ensemble elles sont devenues impossibles à appréhender, comprendre, concilier, croiser, justifier, mêler, bref à porter… Tabula rasa ! Halas !

Le pouvoir est décidément une affaire simple qui s’accommode mal avec la complexité. Le cas des bouddhas géants en Afghanistan en est un autre. En 2001, afin de démontrer leur détermination à la communauté internationale, les talibans les ont détruits avec un tank. Il ne reste au pied des niches vides que quelques blocs de pierre informes. Et ce qui m’a frappé depuis, c’est la réaction de l’Unesco. Après avoir tout fait pour que cela n’arrive pas, mais impuissante au mauvais cours des événements, son discours suite au désastre et après des hésitations a été qu’il ne faut pas reconstruire les bouddhas géants. Pourtant le Japon, très attaché au site pour son évidente valeur culturelle et spirituelle, est venu avec des solutions. Mais non, pour l’Unesco, les niches vides sont un message historique et pédagogique aux générations futures.

Allez expliquer cela aux Américains de Ground Zero qui ont tenu à reconstruire à tout prix et plus haut encore que les Twin Towers. Expliquez cela aussi aux habitants de Varsovie qui ont reconstruit leur centre historique à l’identique après le passage d’Hitler. Les exemples sont pléthore. C’est le vainqueur qui écrit l’histoire. L’art, l’architecture, la pierre matérialisent l’âme. Abattre ceux-là, c’est ruiner celle-ci. Qui est civilisation. En l’occurrence la nôtre, mondialisée et à laquelle nous a conduit, aussi, Palmyre et les bouddhas géants. Il s’agit donc bien pour l’Etat islamique de l’acte médité de tuer l’histoire et par voie de conséquence ce à quoi elle a mené : nos valeurs. Pour éliminer celles-ci, détruire les sites historiques est le b.a.-ba. Et par un effet de dominos : le moral, l’être et l’existence-même de ce qu’ils représentent et symbolisent.

Le plus étonnant est notre consentement par abandon. Compromission, économie, lâcheté ? Tension plutôt. Car quelles sont nos valeurs justement ? Celles qui permettent de vivre ensemble. Partout. Cependant vivons-nous ensemble chez nous ? Plus ou moins, pas vraiment, oui et non, tant bien que mal, ça dépend… Nous avons choisi le chemin de la complexité. Les difficultés sont innombrables et c’est normal, le pouvoir n’est plus ce qu’il était. Heureusement. L’histoire est devenue les histoires, la culture est devenue les cultures, la langue est devenue les langues. Si le monde est un par nature, il est pluriel par cultures. Pour y vivre, nous développons une énergie, une dynamique, un entre-deux-points variants où l’inertie est passée, dépassée, révolue. Nous marchons. C’est physique. Aucune fixité dans nos vies, mais une mobilité inconnue, inouïe, inimaginable. Nous inventons, réinventons.

Vers quelle destination ? C’est l’éternel et nécessaire problème. Il est le fondement du libre-choix, de la liberté. Une liberté qui en égare plus d’un, mais qui rassemble bien plus qu’elle ne divise. C’est indéniable et irrémédiable. L’Etat islamique peut détruire et détruira encore, mais il ne fait pas peur. Il est loin derrière, dramatiquement en retard sur tout le monde. C’est un très mauvais moment à passer, mais il est sans avenir, car une civilisation se mesure aussi à la façon dont elle s’occupe des morts. L’Etat islamique compte surtout des pilleurs de sépultures, des zombies vivant dans un jeu vidéo. Ils sont des caricatures qui croient aux caricatures et que le virtuel est le réel. Patience donc. Bien sûr détruire Palmyre est meurtrir notre âme. Cela frappe, force un genou à terre. Cela fait évidemment mal.

Mais je ne veux pas ignorer la souffrance de qui veut la détruire. Si grande qu’elle est pure folie. Hors raison. Impossible pour moi de ne pas voir en l’Etat islamique un produit de son ennemi déclaré, qui se veut raison pure. Sans Occident, pas d’Etat islamique. Aucune frontière n’existe plus. Il est un monstre bicéphale aussi issu de nous. Ses références à l’Occident sont au moins aussi nombreuses qu’à l’islam. Elles sont la tentative absurde, brutale et désespérée d’une négation de l’Histoire. La nôtre et celle de l’islam. L’Etat islamique ne fait pas un grand bond en arrière, en 1436 hégirien pendant que nous sommes en 2015 grégorien. Non, avec Palmyre, Hatra et d’autres sites de la région, il nie plus de vingt siècles de civilisations dont le point d’orgue est peut-être le siècle humaniste et universaliste des Lumières. Celui de la liberté. Qui égare, par essence, mais qui est le propre de l’humanité. La liberté extrait l’humanité de l’animalité.

L’Etat islamique veut redessiner des frontières là où nous n’en respectons plus aucune en confondant argent et liberté, profit et bonheur.

Or c’est un siècle réduit à néant par nos soins de croissance et de rentabilité, de pillage universel et sans frontières. L’Etat islamique veut redessiner des frontières là où nous n’en respectons plus aucune en confondant argent et liberté, profit et bonheur. Aussi ce n’est pas seulement l’Etat islamique qui nie le passé, mais nous-mêmes en montrant l’exemple d’une infernale vacuité à nos contemporains réduits à l’état de travailleurs lorsqu’il sont actifs et de marchandises lorsqu’ils sont passifs. L’absence de dignité humaine est flagrante. Tout est à refaire, et c’est ce que propose l’Etat islamique : à l’extrême matérialisme, il répond avec une extrême idéologie. Raison seule entraîne une telle folie. Nous assistons démunis à deux totalitaires avec l’Etat islamique défiant un Occident qui s’auto-détruit en emportant le monde avec lui. Il y a annihilation parce que le moyen, l’argent, est le but, l’argent.

Détruire les sites historiques est pour l’Etat islamique accorder ses actes à sa pensée. En réponse, quel acte peut-on poser pour traduire quelle pensée ? L’acte d’acheter ? Un magasin à la sortie de tous les sites historiques ? La promesse de les reproduire « à l’identique » comme une grotte de Lascaux ou Chauvet ? Pourtant ils ont un statut important : hors commerce, ils expriment à tous nos sens le temps long dans l’espace quotidien. Ils témoignent et donnent un récit géo-chronologique à l’humain. Ils racontent les morts du passé aux vivants de demain. Ils sont un message continu dans l’espace-temps. Sans sites historiques authentiques, quels repères avons-nous et laissons-nous ? Il n’est bien sûr pas ici question de culte du passé ou de sacré religieux. Il est question de transmission, de filiation humaine. De connaissances et croyances bâties et laissées par chacun en sa communauté, à chaque génération. Tout ceci est finalement très terre-à-terre, de la pierre et des ruines qu’il ne faut pas abandonner.

Mais est venu le temps où la vaste majorité des populations a d’autres préoccupations que cela. D’autant que les sites historiques sont réduits à des consommables. Prêts à être exploités, recyclés, remplacés, transformés. Palmyre détruite, n’est-ce pas une nouvelle perspective commerciale ? Par exemple d’un prochain blockbuster pour l’industrie cinématographique ? En faire un mythe plutôt qu’en garder les traces n’est-il pas le plus simple pour tout le monde ? Virtualiser les sites n’est-il pas le plus accessible, populaire et comptable ? Pixeliser le monde n’est-il pas le plus souhaitable car sans danger ni effort physiques ? Le vidéaliser – l’idéaliser en vidéo et en vider l’idéal – n’est-il pas la solution ? Ainsi dé-territorialisé, le monde est à tous et l’histoire s’arrête.

Quoiqu’il en soit, le vainqueur n’écrit plus l’histoire. Il la subit comme tout le monde. Elle devient aussi éphémère et vaine que la gloire et toutes deux se confondent. En vérité qui a encore besoin et envie de vainqueurs et vaincus ? A Palmyre, il n’y a ni l’un ni l’autre. Tout le monde perd. Idem à Hatra, à Damas, à Alep, partout ailleurs jusqu’en chaque village du monde. Les super-héros ça n’existe plus. Les martyrs, non merci. Nous avons seulement besoin de vivre ensemble. En paix avec le passé, en paix avec le présent et insouciants de l’avenir parce que confiants en lui.

Texte initialement publié dans Antipodes, trimestriel belge consacré à la coopération et au développement.

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