Giovanni Kessler © Reuters

OLAF: pourquoi beaucoup d’enquêtes européennes antifraude n’aboutissent à rien

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

L’Office européen de lutte antifraude (OLAF) ne jouit pas d’une excellente réputation. C’est pourquoi Bruxelles souhaite le transformer en ministère public européen. Si le député européen Bart Staes estime que c’est une bonne affaire, d’autres sont plus réservés.

Récemment, on a appris que l’OLAF, l’Office européen de lutte antifraude de l’Union européenne, avait démantelé un réseau criminel qui importe illégalement des vêtements et chaussures bon marché de Chine au Royaume-Uni. L’OLAF exige que le gouvernement britannique lui rembourse deux milliards d’euros de droits non payés.

Si à première vue les recherches de l’OLAF dans cette affaire de fraude sino-britannique paraissent impressionnantes, il s’avère que beaucoup d’enquêtes de l’agence n’aboutissent à rien. OLAF a uniquement le droit d’effectuer des enquêtes administratives et souvent il ne les réalise pas de façon adéquate. En outre, ses conclusions sont ignorées par beaucoup d’états membres.

OLAF a été fondé en 1999 pour détecter les magouilles avec les subsides européens. Le service antifraude est dirigé par le flamboyant, mais controversé Giovanni Kessler, un ancien juge antimafia italien. Un magistrat haut placé, qui préfère rester anonyme, fait savoir depuis l’étranger ce qu’il pense d’OLAF et de Kessler : « Tout ce que vous entendez de négatif au sujet d’OLAF est vrai. Et la réalité est probablement encore pire. »

Bart Staes, député européen de Groen a cofondé le prédécesseur d’OLAF dans les années nonante. Il se souvient de l’époque où le lanceur d’alertes néerlandais Paul van Buitenen a conclu sur base de sa propre enquête que l’OLAF se rendait coupable de pratiques frauduleuses et de conflits d’intérêts. Des dossiers se perdaient et l’atmosphère était toxique.

Quand le parlement a cherché un nouveau directeur général en 2010, le commissaire de police belge Johan Denolf figurait parmi les candidats. Il dirigeait la Criminalité économique et financière à la police judiciaire fédérale et selon Staes il était le meilleur candidat. Pourtant, le parlement européen a choisi l’Italien Giovanni Kessler. « Il s’est vite avéré que c’était une erreur. L’homme adore s’entendre parler. Il parle beaucoup pour ne rien dire, ignore les questions et les remarques et refuse de se justifier. »

Dalligate

Deux ans après la nomination de Kessler, l’abcès à l’OLAF a crevé avec le Dalligate. Le Maltais John Dalli était commissaire européen à la Santé Publique sous José Manuel Barroso. « J’étais souvent en désaccord avec Dalli », raconte Staes, « mais nous étions partenaires politiques dans la lutte pour la modernisation de la directive antitabac européenne. Il voulait vraiment en faire quelque chose de bien. »

Le mardi 16 octobre 2012, on a annoncé de façon tout à fait inattendue que Barroso avait forcé le commissaire à démissionner. C’est arrivé après une enquête d’OLAF, menée par Kessler en personne, qui aurait révélé que Dalli avait été corrompu par l’industrie du tabac.

« Cette enquête mal effectuée a été immédiatement transférée aux autorités maltaises, encore avant que le Comité de Surveillance ait pu la consulter, ce qui est contre les règles », a déclaré Staes. Il a plongé dans le dossier avec quelques collègues et a découvert qu’il était uniquement question de preuves indirectes. « On a enquêté uniquement à charge. »

Un collaborateur maltais de Dalli aurait raconté à un lobbyiste que son chef pouvait arranger quelque chose pour l’industrie du tabac en échange de 50 millions d’euros. « Il n’y avait et il n’y a toujours pas la moindre preuve de cette tentative supposée de corruption », poursuit Staes. « En outre, un collègue parlementaire possède un enregistrement dans lequel ce même lobbyiste nie qu’il a été question de tentative de corruption. Cependant, il aurait maintenu ses déclarations à charge à la demande de Kessler. Le chef de service du Directorat de Santé publique a déclaré que ses fonctionnaires qui collaboraient à l’ordonnance antitabac n’avaient jamais été mis sous pression par Dalli pour changer le texte en faveur de l’industrie du tabac. Au contraire, John Dalli avait souligné plusieurs fois qu’ils ne pouvaient être assez durs avec les fabricants de tabac. Mais cet entretien ne figure même pas dans le rapport final. »

Bart Staes n’a pas été le seul à s’interroger sur l’enquête de Kessler. La rédaction de Knack a pu consulter un rapport du Comité budgétaire européen dirigé par la députée européenne démocrate-chrétienne. Celui-ci démolit l’enquête de l’OLAF : les mises sur écoutes étaient illégales ; Kessler n’était pas impartial ; il y avait un manque de preuves ; on a violé le droit à la vie privée et l’OLAF a enfreint plusieurs directives européennes.

Dalli a entamé trois procès contre sa démission, notamment à Bruxelles. Dans ce cadre, l’immunité diplomatique de Kessler a été levée. Mais comme l’affaire est toujours en cours au parquet fédéral, le ministre de la Justice Koen Geens ne souhaite pas commenter.

Pourquoi Dali a-t-il dû démissionner ? D’après Bart Staes, c’est là la question à plusieurs millions d’euros. « Dalli dit qu’il a été piégé par l’industrie du tabac. Vous devez savoir qu’avant la venue de Kessler, OLAF réussissait très bien dans la lutte contre l’industrie du tabac. À cette époque, les chercheurs d’OLAF ont établi un dossier solide contre Philip Morris à propos de blanchiment d’argent, d’implication dans un trafic de tabac et même de collaboration avec la maffia. L’Union européenne a même traîné Philip Morris en justice à New York. Finalement, le géant du tabac a opté pour un compromis : sur une période de douze ans, il doit payer 1,2 milliard de dollars à la Commission européenne et aux états membres concernés. »

Peu après, Kessler a mis les enquêteurs les plus efficaces du service concerné sur une voie de garage, conclut Staes. « Cela fait penser à une théorie du complot, mais c’est la vérité. » La directive antitabac de John Dalli a finalement été en grande partie acceptée, certainement vu que la stratégie de lobby de Philip Morris a fuité peu avant le vote au parlement européen.

Déballer ses propres succès

OLAF porte pourtant une responsabilité importante. En 2015, la dernière année pour laquelle il y a des chiffres, l’Union européenne a dépensé 5,5 milliards d’euros d’une façon qu’on ne peut guère qualifier de bonne gouvernance. Il s’agit de 3,8% du total de 142 milliards d’euros que l’Union européenne a dépensé cette année-là. Quand la Cour des comptes européenne découvre des malversations financières, elle fait intervenir l’OLAF. En 2015, la Cour des comptes européenne a transféré 24 affaires de fraude au service antifraude.

Sur son site, l’OLAF se targue de ses succès: selon ses dires, il a clôturé 1400 enquêtes avec succès entre 2010 et 2015. Il a ordonné le recouvrement d’environ 3 milliards d’euros de subsides.

Ce que l’agence ne mentionne pas, c’est la somme exacte récupérée. Et c’est là que le bât blesse. La fraude européenne demeure souvent impunie. Quand l’OLAF a clôturé une enquête, il la transfère à la justice de l’état membre concerné. Celle-ci est censée clôturer le volet judiciaire de l’affaire. Ces huit dernières années, l’OLAF a transféré 317 dossiers aux états membres, dont 169 ont été classés. C’est plus de la moitié. L’année dernière, l’OLAF a transféré quatre dossiers à la Justice belge. Deux d’entre eux ont été classés, notamment pour prescription.

Pour Bart Staes, une des explications c’est que les autorités et la justice nationales ne s’intéressent pas vraiment au recouvrement d’argent européen : celui-ci retourne quand même à « Bruxelles ». Certains états membres refusent de reconnaître les rapports d’OLAF comme une charge de la preuve ou préfèrent recommencer l’enquête.

Lanceurs d’alerte

Le site web d’OLAF permet à chacun de signaler des indices de fraude. Anonymement. Mais là non plus ça ne va pas, explique Bart Staes. « Un collaborateur de la Cour des comptes européenne m’a raconté qu’un haut fonctionnaire européen abusait de son personnel pour toutes sortes d’usages privés. Quand je l’ai discrètement signalé à OLAF, le nom du lanceur d’alerte a été très rapidement rendu public. L’affaire a été classée. La réputation du lanceur d’alerte était salie et il a perdu son job. À la longue, on s’imaginerait qu’ils font ça pour effrayer les lanceurs d’alerte potentiels. »

L’OLAF n’est pas uniquement compétent pour la fraude aux subsides d’état, mais l’agence doit aussi détecter « les fautes graves commises par le personnel de l’UE et les membres des institutions européennes ». Ainsi l’OLAF a révélé récemment que le Front national de Marine Le Pen avait fraudé avec de l’argent européen. L’enquête a eu lieu après une plainte de Martin Schulz, le président de l’époque du parlement européen et aujourd’hui le challenger socialiste d’Angela Merkel aux élections parlementaires allemandes. D’après Schulz, Marine Le Pen aurait payé deux collaborateurs politiques avec de l’argent européen, alors qu’ils ont été engagés pour sa campagne électorale en France. L’OLAF a conclu que la plainte était fondée et a exigé que le groupe FN rembourse 339 000 euros. Cette exigence n’a pas plu à Le Pen qui a porté plainte à son tour contre le service antifraude pour partialité politique.

L’UKIP est également dans le collimateur d’OLAF. Après un avis de l’agence, le parlement européen a suspendu un paiement de 90 000 euros au think tank lié à UKIP parce qu’il y a de forts soupçons qu’il a reçu ces dons de manière illégale. La même a chose a eu lieu avec l’argent pour le Parti populaire danois. Trois affaires récentes toutes liées à des partis populistes. Pour Bart Staes, c’est plutôt un hasard. « Ce qui me dérange, c’est que Giovanni Kessler était une nomination purement politique. »

L’année dernière, Kristalina Georgieva, la commissaire européenne bulgare récemment passée à la Banque mondiale, a proposé un autre emploi à Kessler pour sortir l’OLAF de l’impasse. Kessler a refusé. Le mandat du directeur général se termine fin 2018.

Ministère public

D’ici là, la lutte contre la fraude en Europe pourrait avoir changé. La Commission européenne prépare une proposition pour la fondation d’un Ministère européen public. Celui-ci reprendrait non seulement le rôle d’OLAF, mais l’étendrait aussi. Le Ministère ou parquet européen public serait responsable dans tous les états membres de l’enquête de fraude d’argent européen pour les montants de plus de dix millions d’euros, mais aussi de la fraude à la TVA dont les pertes annuelles sont estimées à 50 milliards d’euros.

Les dirigeants et chefs d’état européens ont étudié la proposition la semaine dernière à Bruxelles. Comme souvent, il n’y avait pas d’unanimité. Une dizaine d’états membres tremblent à l’idée de céder une partie de leur souveraineté judiciaire à Bruxelles. Par le biais d’une procédure de « collaboration renforcée », les dix-sept états membres restants voudraient tout de même poursuivre le projet d’un Ministère public européen. On attend une percée politique que dans quelques mois. Le ministre de la Justice Koen Geens regrette que le texte proposé par la Commission européenne ait été affaibli, mais « demeure convaincu de la valeur ajoutée de cette initiative ».

Parmi les opposants, il y a entre autres la Suède, le Danemark, l’Irlande, évidemment le Royaume-Uni et les Pays-Bas où règne un vif sentiment d’euroscepticisme. Malgré leur opposition, les Néerlandais souhaitent abriter le siège de ce nouveau Ministère public européen, ce qui n’est pas tout à fait illogique, étant donné qu’Europol, Eurojust et la Cour pénale européenne sont aussi à La Haye.

Bart Staes défend un parquet européen qui favoriserait une approche judiciaire et énergique de la criminalité internationale. Le ministère public disposerait d’au moins un procureur délégué par état membre.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire