Carte blanche

Migrants et Union européenne : une mesure indigne

La politique européenne frappe ces dernières années par le manque d’humanité dont elle fait preuve à l’égard des migrants qui tentent d’arriver en Europe.

Cette semaine, un code de conduite pour les ONG qui effectuent des sauvetages en mer sera soumis par les ministres de l’Intérieur français, italien et allemand aux 28 États membres de l’Union européenne. Il vise explicitement à limiter les cas de sauvetage en mer, notamment proches de la Libye. Cette proposition ne fait pas seulement preuve d’un manque d’humanité : elle condamne l’humanité qui sous-tend les actions des ONG et des bénévoles.

D’après le Larousse, le terme « humanité » peut être entendu comme l’ « [e]nsemble des êtres humains, considéré parfois comme un être collectif ou une entité morale » mais il vise également la « disposition à la compréhension, à la compassion envers ses semblables, qui porte à aider ceux qui en ont besoin ».

La compassion, l’empathie et l’appel intérieur qui en découle et qui nous pousse à porter secours à ceux qui en ont besoin est donc constitutif de notre humanité. C’est ce qui nous relie, au-delà des appartenances politiques, des frontières, des convictions philosophiques ou religieuses, des cultures. C’est également cette empathie constitutive, que nous partageons avec d’autres espèces animales, en particulier les grands primates, qui nous permet de faire société, de mettre en avant, de manière collective, des principes de solidarité et qui fait obstacle à une « loi de la jungle » où seuls les plus forts survivraient. Une expérience a montré que si l’on met dans une pièce deux très jeunes enfants, hors de la présence d’un adulte, et que l’on donne à l’un une boîte avec deux tartines et à l’autre une boîte vide, l’enfant qui a deux tartines en donnera spontanément une à celui qui n’en a pas, dans une majorité écrasante des cas.

En lisant les titres des journaux mardi, nous avons été glacées de réaliser que c’est cette essence-là, ce mouvement qui vient du fond des âges et qui nous constitue en tant qu’espèce, que nos dirigeants européens entendent réglementer. En voulant imposer un « code de conduite » compliquant la tâche des ONG qui effectuent des sauvetages de migrants en mer, c’est le travail de sauvetage de ces organisations qui est condamné et c’est notre humanité commune qui est attaquée de front.

Car cette humanité, entendue comme une disposition essentielle à la compassion, se trouve précisément au coeur des actions d’ONG comme MSF et SOS Méditerranée et des dons privés qu’elles reçoivent, qui ont permis de sauver plus de 16.000 vies depuis le 1er janvier 2017.

Les personnes secourues n’ont, pour rappel, aucune autre possibilité d’arriver en Europe que la migration illégale, puisqu’il n’existe aucune voie légale pour la rejoindre. Comme l’indiquait lundi encore le secrétaire d’État Theo Francken à propos de l’affaire qui l’oppose à une famille syrienne ayant introduit une demande de visa afin de pouvoir demander l’asile en Belgique: « Il s’agit d’une question de principe fondamentale. J’ai toujours dit que je m’opposerais jusqu’au bout au fait que nous devions ouvrir nos consulats et ambassades pour des demandes de visa. »

La proposition à l’agenda est, par ailleurs, d’autant plus choquante qu’elle vise le sauvetage en mer. Platon disait qu’il y a trois sortes d’hommes: les vivants, les morts et ceux qui vont en mer. Aussi, l’obligation de porter secours en mer remonterait-elle au temps des Phéniciens, 1.500 ans avant notre ère. Elle constitue actuellement un principe fondamental du droit maritime. Il en va du droit fondamental à la vie et de l’obligation d’assistance à personne en danger, quelle qu’elle soit: la distinction politique entre les « réfugiés » et les « migrants économiques » n’a aucun sens face à une personne qui se noie.

Le contenu exact du code de conduite n’est pas encore dévoilé, mais une chose est certaine : en entravant la tâche des bateaux des ONG qui effectuent des sauvetages en mer, ce sont autant de vies humaines en plus qui disparaîtront. Plus de 2.000 personnes ont déjà perdu la vie en mer cette année. Ce seront 2.000 migrants en moins qui arriveront sur les côtes italiennes. Est-ce là la nouvelle finalité de la politique migratoire européenne ?

Toujours d’après le Larousse, un monstre est un « être qui a une conformation contre-nature ». Nos sociétés, qui se disent civilisées, défenderesses des droits fondamentaux, berceaux de la démocratie, celles-là même qui font rêver des personnes en quête d’une vie plus libre, sont en train de vouloir faire de nous des monstres.

La Convention de Genève sur le statut de réfugié a été adoptée au sortir de cette guerre que nous espérons pouvoir continuer à appeler la Seconde guerre mondiale, à une époque où nos sociétés découvraient avec effroi ce qui se passait lorsque des régimes niaient l’humanité en l’autre. C’est l’application de cette convention qu’un tel code de conduite vise à entraver.

Une mesure qui s’attaque à ce mouvement qui nous pousse à partager notre tartine, à tendre la main pour rattraper un enfant qui tombe ou à sauter à l’eau pour secourir une personne qui se noie, par réflexe, sans devoir réfléchir; une mesure qui vise à empêcher de porter secours à un autre être humain, un fellow human being comme le disent joliment les Anglophones, est une mesure indigne.

Elle doit entraîner une désobéissance farouche.

Il en va de notre humanité.

Pauline Delgrange et Marie Doutrepont, avocates chez Progress Lawyers Network

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