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Les stations de ski françaises, ces colosses aux pieds d’argile

Le Vif

Fleurons de l’économie française, les stations de ski savoyardes et haut-savoyardes sont des colosses aux pieds d’argile. Vétusté des remontées mécaniques, vieillissement du parc immobilier, impact du réchauffement climatique… les défis à relever sont de taille.

Dans les Alpes, les sorbiers ont donné beaucoup de fruits cette année: les branches pliaient presque sous le poids des grappes rouges. « On dit ici que cela annonce un hiver neigeux, souffle Gilbert Blanc-Tailleur, maire (UMP) de Saint-Bon-Tarentaise, en Savoie. L’an passé, cela s’est vérifié… » A quelques jours du lancement de la saison, les élus et professionnels locaux attendent l’arrivée des touristes et de la neige dans l’incertitude. Avec une once d’excitation mêlée de crainte…

Par les temps qui courent, les occasions de se réjouir se font rares. En septembre, une bonne nouvelle est venue égayer le flot morose d’actualités. L’éclaircie venait des montagnes: on apprenait qu’avec 57,9 millions de journées de ski vendues la saison passée, les pistes françaises occupaient la première place mondiale pour les sports d’hiver, devant les Etats-Unis (56,9 millions) et l’Autriche (54,2 millions). Soit 2,6 millions de plus que lors de la saison 2011-2012. Ce succès, notre pays le doit, en premier lieu, à la grosse quantité de poudreuse tombée l’hiver dernier. Le millésime 2014 sera du même acabit, si l’on se fie aux sorbiers…

Les montagnes françaises sont, on le dit peu, des fleurons de l’économie française, au même titre que les vignes et la haute couture. Selon Domaines skiables de France, le ¬syndicat qui fédère la quasi-totalité des exploitants de ¬remontées mécaniques, l’économie du ski représente 7 milliards d’euros en France (soit 18 % du secteur touristique national) et plus de 120000 emplois induits. Les stations de montagne sont pourtant devenues des colosses aux pieds d’argile. Car ces chiffres flatteurs en cachent d’autres, beaucoup moins optimistes. En effet, si la France est championne du monde pour le nombre de remontées mécaniques -on en dénombre 3700 sur ses massifs-, ces appareils ¬affichent une moyenne d’âge de 19 ans, contre 12 pour ¬l’Autriche. Or les tire-fesses ne sont pas comme le vin: ils ne se bonifient pas avec l’âge.

Les Français ont misé sur les résidences de tourisme, les Autrichiens sur l’hôtellerie

« Nos entreprises consacrent près de 25% de leur chiffre d’affaires à l’investissement, soit 300 millions d’euros par an, souligne Pierre Lestas, président de Domaines skiables de France. Mais cela reste insuffisant. « Le cours de l’acier, en hausse, et les nouvelles normes européennes de sécurité, plus drastiques, ont fait décoller le coût des équipements. En dix ans, le prix d’un télésiège à attaches fixes (le modèle basique) a augmenté de 27%, selon le syndicat. Celui d’un télésiège à attaches débrayables (le modèle plus évolué, où les sièges ne sont pas solidaires du câble) a grimpé quant à lui de… 83%!

Si les remontées mécaniques françaises sont vieillottes, c’est aussi et surtout à cause d’une législation longtemps restée ambiguë. En France, les communes, propriétaires du foncier, délèguent l’exploitation du domaine skiable pour une durée maximale de trente ans à des sociétés de droit privé. Ces contrats arrivant pour la plupart à échéance, ces dernières étaient peu enclines à investir dans des domaines dont elles n’étaient plus assurées de garder la gestion. Le long et intense lobbying des professionnels a porté ses fruits en mai dernier: un article du Code du tourisme, passé quasi inaperçu, stipule que les contrats de délégation de service public doivent désormais prévoir l’indemnisation des biens non amortis en fin de contrat. Reste que le retard accumulé sera difficilement rattrapable…

Plus encore que les remontées mécaniques, l’état du parc immobilier inquiète. A partir des années 1960, les Alpes ont été massivement équipées, avec quelques réussites esthétiques (comme Avoriaz, la station 100% piétonne) et d’autres réalisations beaucoup moins heureuses (le très critiqué « Paquebot des neiges » de La Plagne, par exemple). Ces véritables villes de haute altitude, aussi appelées « usines à ski », ont vieilli mais souffrent aussi d’un taux d’occupation -insuffisant. Dans les années 1970, les stations françaises ont forgé leur succès sur la ¬prolifération des résidences de tourisme. Lorsqu’ils se portaient acquéreurs, les ¬propriétaires disposaient d’un avantage ¬fiscal très intéressant à la condition qu’ils s’engagent à louer leur bien pendant neuf ans. Au-delà de cette période, beaucoup d’appartements sont devenus des « lits froids ». C’est-à-dire des lieux rarement ¬occupés et souvent mal entretenus. Autant dire des friches touristiques…

Les Autrichiens, eux, n’ont pas ce problème. Ils ont misé sur le développement de l’hôtellerie. « Chez nous, les grandes chaînes hôtelières n’étaient pas emballées par l’idée d’exploiter leurs établissements seulement quatre mois dans l’année, se souvient Gérard Brémond, président-fondateur de Pierre & Vacances. Le concept de la résidence de tourisme, que nous avons initié, correspondait parfaitement à la demande des Français, très désireux d’investir dans la pierre. » Ce modèle affiche désormais ses limites: rien que dans la vallée de la Tarentaise, sur 258000 lits, 6000 quittent le secteur marchand chaque année.

L’enjeu est suffisamment important pour que la Compagnie des Alpes s’en empare. La filiale de la Caisse des dépôts, leader mondial de l’exploitation des domaines skiables, vient de créer sa ¬propre société foncière alors qu’elle avait abandonné ses activités immobilières. Aux Arcs, aux Ménuires, à Serre-Chevalier et à La Plagne, elle rachète peu à peu des appartements sortis du marché locatif, les rénove puis les remet sur le marché: 500 logements ont déjà été réhabilités cette année. La station Arc 1800, qui compte près de la moitié de « lits froids » (soit environ 10000), s’offre ainsi un petit bol d’air: 40 appartements seront reloués dès cet hiver. Un premier pas marginal, mais symbolique.

« Les lits sont notre pétrole, résume Michel Giraudy, président de l’office du tourisme de la station. Leurs ¬occupants alimentent les remontées ¬mécaniques et les ¬commerces locaux. » Dominique Marcel, PDG de la Compagnie des Alpes, espère que son initiative « créera un effet d’entraînement » en incitant d’autres ¬entreprises ou ¬collectivités locales à engager la même -démarche.
Avec la diminution des ressources foncières, le rythme de constructions neuves s’est ralenti. Mais la prise de conscience de la question des lits froids a-t-elle vraiment eu lieu? En 2012, les Suisses ont interdit la construction de résidences secondaires dans les communes qui en comptent déjà 20%. En France, le discours politique est là, mais les actes ne suivent pas, car l’investissement dans les résidences de tourisme est toujours encouragé par la loi.

Depuis 1958, la température moyenne a augmenté d’entre 1 et 3°C

Une visite sur Internet permet de constater aisément que rien n’a vraiment changé. On peut par exemple y lire des détails sur Edenarc 1800, un programme de 400 logements en cours de travaux présenté comme le « nouveau coeur trendy d’Arc 1800 […] alliant à la perfection plaisir… et défiscalisation ». Le promoteur immobilier MGM vante sur son site des « impôts qui fondent comme neige au soleil » si l’on devient propriétaire d’un pied-à-terre flambant neuf à Flaine ou à Tignes…

« La montagne est devenue une bulle immobilière, s’émeut Claude Comet, conseillère régionale (EELV) déléguée au tourisme et à la montagne. Ces résidences ¬secondaires sont souvent inoccupées et gâchent le paysage ». Yves Paccalet, écrivain écologiste et enfant de la Tarentaise, s’inquiète : « La montagne doit rester belle pour continuer à attirer les touristes… » « On sait qu’il ne sera pas possible de construire indéfiniment », reconnaît pour sa part Hervé Gaymard, député (UMP) et président du conseil général de la Savoie, qui milite notamment pour un allégement fiscal accordé aux propriétaires loueurs et pour une suspension des droits de succession dans l’hôtellerie, afin de maintenir ces établissements à flot.

A plus long terme, le réchauffement climatique pourrait, lui aussi, fragiliser le modèle de l' »or blanc » à la française. Depuis 1958, la température a augmenté, selon les massifs alpins, d’entre 1 et 3°C. C’est plus que la moyenne française (de l’ordre de 1°C). A Chamonix, en Haute-Savoie, les -habitants constatent avec effroi le recul du glacier qui ¬surplombe la vallée. Dans le massif de la Chartreuse, entre l’Isère et la Savoie, une baisse de plus de 50 % de l’enneigement par rapport à 1960 a été mesurée. Le manque de flocons pourrait porter un coup fatal à de petits sites qui peinent déjà à être rentables. Malgré une neige abondante, la station de Drouzin-le-Mont (Haute-Savoie), à 1200 mètres d’altitude, n’a pas ouvert l’an passé. L’exploitant du domaine a jeté l’éponge, las de devoir combler des déficits abyssaux. Les remontées ne fonctionneront pas davantage cet hiver, pour la deuxième année de suite, « afin de ne pas compromettre le projet de montagne douce en cours de réalisation », peut-on lire dans le procès-verbal du conseil municipal du 4 octobre 2013, qui fait référence à l’ouverture d’un circuit de VTT l’été prochain.

« Certaines stations peuvent trouver un réel intérêt à ¬diversifier leurs activités, note Pierre Lestas. Mais il serait illusoire de croire que l’on pourra un jour substituer au ski un autre loisir aussi porteur et structurant pour la montagne et qui s’étalerait sur les quatre saisons. L’impact économique restera très inférieur à celui du ski. » Les grandes « usines à ski » situées à haute altitude et largement équipées en canons à neige semblent à l’abri de la menace climatique. Profiteraient-elles d’un report de clientèle si des stations de basse et moyenne altitudes cessaient leur activité? « Assistera-t-on à une sélection naturelle des stations? » s’interroge la chercheuse Emmanuelle George-Marcelpoil. Un darwinisme des montagnes, en quelque sorte. Avec ses vainqueurs… et ses vaincus.

Par Sylvain Morvan

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