Peter Mertens

« Les Grecs sont les Tijl Uilenspiegel d’aujourd’hui »

Peter Mertens Président du PTB

Les Tijl Uilenspiegel d’aujourd’hui, ce sont les Grecs. Ils ressuscitent l’esprit des gueux, le contre-courant qui entend reconquérir la démocratie, la liberté et l’économie des mains des papes et des cabinets d’affaires de l’Union européenne. Ils méritent notre soutien.

« Attention, l’extrême gauche pourrait accéder au pouvoir en Grèce !  » Les bourses tremblent, les grandes banques européennes dépêchent de nouveaux lobbyistes et la chancelière fédérale allemande Merkel menace d’exclure la Grèce de la zone euro. Le langage est une arme et ceux qui, dans la fière péninsule égéenne, s’opposent à la catastrophe sociale qui dure aujourd’hui depuis six ans, sont dépeints comme de dangereux populistes ou des démagogues d’extrême gauche. La politique d’austérité elle-même est qualifiée de « réaliste » et, à l’approche des élections du 25 janvier, tous les dirigeants européens mettent les Grecs en garde afin qu’ils se décident à enfin entendre raison.

1 Grec sur 3 vit dans la pauvreté

En ces premiers mois d’hiver, Athènes est aux prises avec une pollution atmosphérique plus grave que jamais. Les gens brûlent tout ce qu’ils peuvent trouver pour chauffer leurs habitations. L’an dernier, le nombre de ménages disposant encore du chauffage central a baissé de 31,3 %. Après six ans d’austérité, 2,5 millions de Grecs vivent sous le seuil de pauvreté. 3,8 millions d’autres sont directement menacés de pauvreté. Cela signifie que plus d’un tiers de la population grecque vit dans la pauvreté. En Europe, seules la Bulgarie, la Roumanie et la Lettonie connaissent un sort pire encore.

Pourtant, chaque année, les prévisions sont « positives ». Chaque année, on prétend à nouveau que « le bout du tunnel » est en vue et que le « redressement de la récession » est là, au prochain tournant. Après six ans d’austérité, les gens en ont assez, de ces promesses. Iraklos Pliakis est enseignant à Athènes : « Ces dernières années, j’ai dû renoncer à 40 % de mon traitement. Aujourd’hui, je lis que de nouvelles diminutions salariales s’annoncent et qu’on va de nouveau sabrer dans les pensions. À l’école où je travaille, il y a trop peu d’enseignants, mais le gouvernement n’en engage plus. Au contraire, le ministre de l’Enseignement a demandé aux enseignants au chômage de travailler bénévolement et gratuitement. Je ne vois pas d’amélioration. »

9 chômeurs sur 10 ne touchent pas d’allocation

Selon les prévisions du FMI en 2010, le taux de chômage en Grèce allait culminer à 15 % en 2012, puis baisser. Il n’en a rien été. En 2012, le taux de chômage a été de 25 % et, aujourd’hui, il est même de 26 %. Selon l’organisation des droits de l’homme FIDH, « le taux de chômage réel se situe entre 5 et 6 % plus haut que les statistiques officielles ». L’an dernier, le FMI a admis que « bien des prévisions ne s’étaient pas réalisées », mais ce mea culpa ne peut empêcher Alexandra Ikolovieni de retenir un sanglot. Elle a 55 ans et travaille comme bénévole dans la distribution de vivres dans les quartiers populaires d’Athènes. L’an dernier, elle a perdu son emploi de puéricultrice. Pour l’aider financièrement, sa fille et son beau-fils se sont installés chez elle avec leurs deux enfants. Mais, aujourd’hui, eux aussi se retrouvent sans emploi. L’allocation de chômage s’élève à peine à 360 euros par mois, et ce, pour un an au maximum. Après cela, il n’y a plus rien. Cela signifie que moins de 10 % du 1,27 million de chômeurs en Grèce touchent une allocation. Neuf chômeurs sur dix ne perçoivent rien.

Avec la spirale de la Troïka, on fonce vers le gouffre

Pour recevoir les prêts d’aide du Mécanisme européen de stabilité (MES), la Grèce doit satisfaire à de lourdes conditions. L’une de ces conditions réside dans une curatelle de la Troïka. Cette Troïka consiste en la coopération de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international. La Troïka impose de prétendues réformes sur le plan social et administratif, et celles-ci doivent être appliquées. Elle le fait en imposant des « mémorandums » à la Grèce. Ces quatre dernières années, la Troïka a exigé plus de 800 mesures par an, lesquelles ont nécessité des centaines de nouvelles lois. Dans certains cas, ces nouvelles lois étaient déjà modifiées au bout d’une semaine à peine. Via les mémorandums, on rompt des conventions collectives de travail, on réduit les salaires minimaux et les pensions et met en vente les services publics pour une bouchée de pain. La rhétorique officielle prétend que, de cette façon, la Grèce va pouvoir renforcer sa position concurrentielle, mais on peut se demander s’il court encore quelque part une seule poule qui y croit. Après quatre ans de mémorandums de la Troïka, la Grèce a dégringolé de la 67e à la 81e place de la « liste officielle de la compétitivité » du Forum économique mondial, derrière l’Ukraine, le Guatemala et l’Algérie.

La politique expérimentale des mémorandums a assuré une réaction en chaîne vers le bas. Selon une étude de l’Institut du travail, le pouvoir d’achat a baissé de 37,2 % ces trois dernières années. Et, bien sûr, la demande a baissé elle aussi, de 31 %, pour être exacte. Cela a provoqué une spirale infernale. Avec la baisse de la consommation, de plus en plus nombreuses sont les petites et moyennes entreprises qui ont capoté. Ces six dernières années, on estime que 100.000 entreprises ont fait faillite. De ce fait, il y a de moins en moins d’argent des impôts dans les caisses de l’État. Il s’en est donc suivi un raz-de-marée de taxes et d’impôts nouveaux, lesquels peuvent changer du jour au lendemain et à la vitesse de la lumière. Depuis le premier mémorandum de mai 2010, la pression fiscale globale s’est accrue de 900 %. Et, malgré ces impôts croissants, les Grecs bénéficient de moins en moins d’enseignement, des soins médicaux, de transports publics, de crèches ou de pension. Plus d’un million de pensionnés – 1.035.710 pour être exact – vivent avec une pension inférieure à 500 euros par mois. Le bilan de la politique de mémorandum est dramatique. La dette grecque est plus haute que jamais et le pays s’appauvrit. Les droits sociaux, la sécurité sociale et les services publics ont été dépouillés et les plus beaux morceaux des secteurs publics grecs ont été vendus pour une bouchée de pain à des investisseurs étrangers. La Grèce se meurt progressivement.

« Ça peut toujours être pire »

61 % des salariés grecs gagnent moins de 1.000 euros par mois, comme Eleni Alexaki. Eleni a 56 ans et travaille depuis plus de vingt ans comme employée dans un hôtel. Avant la crise, elle nettoyait 20 chambres par jour. Aujourd’hui 35, mais son salaire a toutefois baissé, de 1600 euros à 985 euros par mois. Eleni ne reçoit plus non plus de congés payés, et moins de jours de congé.

Un salarié sur cinq gagne même moins de 445 euros par mois, souvent parce qu’ils n’ont qu’un emploi temporaire. En 2012, après des années de restrictions budgétaires, le salaire minimal a encore été réduit de 22 %, à 480 euros nets par mois. Pour les jeunes de moins de 25 ans, il est à peine de 430 euros par mois. D’après la section grecque de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), ce salaire de départ pour les jeunes se situe sous le seuil de pauvreté et il est « en contradiction avec la législation européenne ». Selon les hommes politiques centristes grecs, tout cela n’est pas très grave. « En Moldavie, les salaires sont à 70 euros par mois », a lâché le vice-président Evangelos Venizelos en mai dernier à la télévision grecque. Cela peut toujours aller plus mal, voilà le seul message que la caste politique grecque ait encore à proposer.

En même temps, bien des gens perdent tout espoir. Des chercheurs de l’Université de Portsmouth ont découvert « une forte corrélation » entre les mesures d’austérité et l’augmentation effrayante du nombre de suicides. Selon les chercheurs, chaque jour une personne se suicide, tout simplement en raison de la situation sociale et économique.

« Ils volent nos maisons, et ce ne sont pas des communistes »

« Il n’y a pas d’alternative aux réformes. Les élections ne changent rien non plus aux accords existants avec les autorités grecques », a affirmé récemment le ministre des Finances allemandes Wolfgang Schäuble. « Il n’y a pas d’alternative », explique Berlin et, de Bruxelles à Athènes, retentit chaque fois la même rengaine. Ce n’est pas si simple, car, pour bien des Grecs, il est clair que la politique actuelle n’offre aucune alternative. « Je fais des tas d’heures et je vis de manière économe, plus que jamais, mais je ne peux toujours pas payer mes factures », raconte un marchand forain à Athènes. « Les nouveaux impôts sur le revenu et la taxe sur les maisons sont trop élevés et ma dette fiscale augmente donc. Sans doute, je vais perdre ma maison. Ils volent nos maisons et ce ne sont pas des communistes. De jour en jour, les gens sont plus tristes, plus en colère. Ça ne peut pas continuer ainsi. »

De plus en plus de gens perdent leurs maisons en raison de la cherté des prêts bancaires, mais aussi à cause des dettes fiscales qui s’accumulent. La saisie de maisons a été rendue plus aisée par une loi récente permettant de saisir les salaires, les pensions, les comptes bancaires et la propriété même lorsqu’on n’a que de petites dettes fiscales vis-à-vis de l’État. Depuis le premier mémorandum de mai 2010, les taxes sur l’immobilier ont été augmentées de 648 %. On craint qu’au printemps 2015 ne s’ensuive une nouvelle vague de saisies de logements. Le ministre grec des Finances, Yannis Stournaras, un technocrate non élu, a scellé un accord avec la Troïka afin de fixer l’offre de départ, en cas de vente publique de maisons saisies, à 30 % de la valeur réelle de la maison.

Au milieu de cette vague de saisies, l’hypocrisie du gouvernement grec ne connaît plus de bornes. « Si les communistes viennent au pouvoir, ils saisiront les maisons des gens », racontait récemment le ministre de la Santé, Adonis Georgiadis, de l’ultra-droite. Georgiadis sait très bien que Syriza s’oppose précisément à ces confiscations sévères et que, dans son programme, le parti a élaboré un vaste plan de nouveaux logements sociaux. Mais, dans la guerre politique, tout argument semble permis. Le gouvernement d’Athènes est devenu un grossiste en angoisse, par manque du moindre projet positif susceptible d’enthousiasmer la population grecque. Cette stratégie a encore fonctionné lors des élections de 2012, mais maintenant que les résultats se font désespérément attendre, la question se pose : combien de temps encore ?

Peter Praet, un Janus à deux têtes

Les petites rengaines des marchands de peur d’Athènes n’ont toutefois que peu de poids face au concert européen de la peur qui plane ces jours-ci sur le continent. L’éminent économiste Peter Praet a mis en garde contre « la montée du populisme ». Il l’a fait dans le journal financier allemand Börsen-Zeitung : « Les partis populistes », a déclaré notre homme, « promettent des solutions rapides. Mais ils ne proposent que des recettes de nouvelles catastrophes. Personne ne doit entretenir l’illusion que nous devons uniquement en revenir aux anciens systèmes et que cela pourra aller mieux. Tous ces pays avaient leurs raisons, pour rallier la zone euro : l’ancien système de dévaluation permanente ne fonctionnait pas. Ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est que nous devons continuer à appliquer les ajustements structurels. »

Janus était une divinité romaine avec une tête présentant aussi bien un visage devant qu’un visage derrière. D’un côté, Praet met en garde contre le populisme qui guette, mais, de l’autre, le grand responsable de la Banque centrale européenne ne rechigne pas à y recourir lui-même. L’insinuation selon laquelle Syriza voudrait en revenir à la drachme et sortir de la zone euro n’est rien moins que du vulgaire populisme et un truc facile afin de susciter la peur. Syriza plaide activement contre une sortie de la Grèce de la zone euro et veut une Conférence européenne sur les dettes, comme celle qui avait également été organisée pour l’Allemagne en 1953. Et la Banque centrale européenne le sait très bien.

À plat à force d’économies

Peter Praet
Peter Praet© reuters

De même, Praet ne sait que trop bien que, avant l’introduction de l’euro, les pays pouvaient rendre leurs produits meilleur marché via une dévaluation de leur monnaie et pouvaient espérer ainsi une meilleure balance commerciale. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Cela signifie qu’on a imposé à la Grèce ce qu’on appelle une « dévaluation interne ». Ce n’est rien d’autre qu’un coup de grâce économique, d’une ampleur encore jamais vue depuis la Grande Dépression des années 1930. Après six ans de dépression, la Grèce a perdu un quart de son produit intérieur (PIB). La prétendue « solution lente » de la Troïka a mis le pays à plat à force d’économies.

La Banque centrale européenne, dont Praet est l’économiste en chef, est l’un des trois piliers de la Troïka qui, via des mémorandums successifs, contrôle la politique grecque. Ces programmes d’ajustements structurels dont Praet parle n’ont pas fonctionné. Entre-temps, malgré ces efforts insensés, la dette grecque a grimpé jusqu’à 177 % du PIB, soit 57 % de plus qu’en 2009. Comme je l’écrivais dans « Comment osent-ils ? » en 2011 : les renflouages imaginés à Francfort n’ont jamais eu pour but d’aider les simples citoyens grecs. L’argent a effectué un magnifique demi-tour autour de l’Acropole pour retourner immédiatement aux créanciers des grandes banques, surtout allemandes. La Troïka a poussé un pays déjà en faillite à faire plus de dettes encore. Si, aujourd’hui, les Grecs cherchent une autre solution qu’une politique qui, six années durant, a prouvé sa faillite, ce n’est donc que logique.

Le prix du cynisme remis à Jean-Claude « LuxLeak » Juncker

Praet n’est pas le seul poids lourd européen à agiter effrontément un index doctoral. « Le prix du cynisme peut être décerné à coup sûr à Jean-Claude Juncker qui, depuis les révélations sur LuxLeaks, explique sans vergogne à une Europe sidérée qu’en tant que Premier ministre du Luxembourg, il n’avait pas d’autre choix », écrivait Thomas Piketty le 29 décembre dans Libération. Quel cynisme, en effet, car le tas de fumier de LuxLeaks était à peine recouvert que Juncker trouvait qu’il était temps de faire la leçon aux Grecs. À la télévision autrichienne ORF, la semaine dernière, il annonçait que, dans les élections grecques, il donnait la préférence « à des visages connus » plutôt qu’à des « forces extrémistes ». Par visages connus, il faut comprendre les clientélistes et les kleptocrates qui, depuis trois décennies, tiennent la Grèce sous leur emprise, ainsi que les merkeliens grecs qui, six années durant, ont organisé le pillage systématique de la péninsule. Les forces extrémistes, ce sont les forces comme Syriza, qui remettent en question le vol de LuxLeaks, de même que la politique européenne de Juncker et Merkel.

© Belga Image

Des années durant, les clichés concernant les plombiers ou tenanciers de bistrot grecs travaillant sans ticket de caisse se sont répandus à la une de tous les journaux occidentaux. Mais qu’en est-il, quand il s’avère que les fraudeurs fiscaux ne sont pas des plombiers, mais de grandes sociétés internationales ? Par la porte de façade, on impose des exigences de plus en plus sévères à la péninsule égéenne, dans le même temps que, par la porte de derrière, les Grecs les plus riches transfèrent des milliards d’euros sur des comptes bancaires protégés en Suisse. Après six ans de dépression, le fossé entre riches et pauvres a explosé. Cela signifie que c’est la classe ouvrière, les paysans, les jeunes, les plus démunis et les petits indépendants, qui paient la crise grecque.

Récemment, lorsque le Consortium international des journalistes d’investigation a révélé au grand jour le scandale LuxLeaks, il est apparu que neuf grandes entreprises étaient à coup sûr impliquées dans des intérêts grecs. Entre autres, le groupe EFG du multimilliardaire Spiro Latsis qui, via les filières luxembourgeoises, a détourné des millions d’euros d’argent des impôts dus en fait à l’État grec. La famille Latsis est la famille la plus riche du pays, elle est active dans les compagnies maritimes, le secteur du pétrole, la presse et la banque. De même, le fonds d’investissement de Dimitris Daskalopoulos a emmené ses bénéfices au Luxembourg. En tant qu’ancien président de la Fédération hellénique des entreprises, le principal groupe de lobbying des industriels, Daskalopoulos a appelé les Grecs à la modération durant de nombreuses années. De même, l’Olayan Group, Coca-Cola Hellenic et Wind Telecom ont recouru aux filières luxembourgeoises pour escroquer l’État grec. Avec la complicité du Premier ministre luxembourgeois de l’époque, Jean-Claude Juncker. Ce même Juncker qui, aujourd’hui, estime nécessaire de faire la leçon aux Grecs. Et, après cela, certains se demanderont encore d’où vient ce scepticisme vis-à-vis de l’UE…

Merkel : « Au besoin, nous les exclurons de la zone euro »

Après Praet et Juncker, il ne manquait plus que Merkel, dans la symphonie européenne de la peur. Avant-hier, samedi 3 janvier 2015, Der Spiegel rapportait les propos suivants, de l’entourage de Merkel : « Le gouvernement allemand estime qu’une sortie de la Grèce de la zone euro est presque inévitable si, au lendemain des élections, le leader de l’opposition Alexis Tsipras devait diriger le gouvernement et s’il devait abandonner le parcours budgétaire strict et ne plus payer les dettes de l’État. » Par ce discours, Angela Merkel et son ministre des Finances Wolfgang Schäuble changent leur fusil d’épaule, car, jusqu’il y a peu, une sortie de la zone euro était considérée comme impossible. À partir de maintenant, ce serait donc bel et bien envisageable, selon Merkel et Schäuble, qui ne sont plus embarrassés par le moindre sommet européen. Il ne s’agit de rien de plus que d’une énième tentative d’intimidation de Berlin afin de refiler des sueurs froides aux Grecs. Merkel sait pertinemment bien que deux tiers des Grecs ne sont pas partisans d’une sortie de la zone euro, mais aussi que, depuis plus de trois ans, Syriza ne cesse de répéter qu’il ne veut pas quitter cette même zone euro.

Merkel entend coûte que coûte éviter qu’un signal émane du berceau mondial de la démocratie. Si un vent nouveau vient au pouvoir à Athènes et qu’il remet radicalement en question la politique restrictive aveugle de la place Schuman tout en dénonçant la toute-puissance des créanciers et grandes banques de l’Europe ainsi que les lobbys industriels européens qui ont racheté pour trois fois rien les meilleurs morceaux de l’économie grecque, cela pourrait bien déclencher une étincelle du côté d’autres peuples de l’Europe. Au besoin, nous les exclurons de la zone euro, déclare donc Merkel, afin qu’il ne vienne à personne en Espagne ou en Irlande la même pensée. L’euro marchera selon la musique de l’Allemagne et celui qui ne sera pas d’accord n’aura qu’à s’en aller : tel est le message de Berlin. Et, à Bruxelles ou à Paris, aucun coq ne s’émeut de tant d’arrogance allemande.

La primauté de la politique et les paramètres du dé

bat

L’Union européenne a un gros problème avec la démocratie. Ceux qui détiennent le pouvoir financier et économique imposent leurs paramètres au débat démocratique. Ils délimitent le périmètre à l’intérieur duquel les électeurs doivent se tenir. S’ils y restent, on annonce alors à voix forte « la primauté de la politique ». Dans ce cas, les électeurs se sont exprimés et, ensuite, le citoyen est censé la boucler des années durant. Mais la même primauté de la politique tombe dès que « l’électeur » se met en quête d’horizons nouveaux en dehors du modèle central imposé. L’électeur danois a dû chaque fois se rendre aux urnes à propos des normes, jusqu’au moment où il ou elle a eu enfin fait le choix « qui convenait ». Le « non » français et hollandais à la constitution européenne a subi un classement vertical et, sans la moindre gêne, on lui a resservi exactement le même texte, mais sous un autre intitulé : « Le traité de Lisbonne ».

« Le maillon le plus faible de la zone euro, ce sont les électeurs », titrait The Financial Times l’avant-dernier jour de 2014 à propos de la montée de Syriza en Grèce et de Podemos en Espagne. Et s’il en est ainsi, c’est parce qu’ils abandonnent les paramètres imposés du débat. Non pas, en premier lieu, pour d’importantes raisons idéologiques, mais bien parce qu’ils voient dans leur existence quotidienne que les absurdes mesures d’économie les ont plongés dans six années de dépression. Quand les électeurs votent pour les libéraux du centre, dans quelque assortiment que ce soit, il s’agit alors d’un élan de dignité, dans une démocratie. Mais quelle malédiction lorsque les électeurs osent penser en dehors du libéralisme centriste. Dans ce cas, la dignité de l’électeur ne vaut plus un centime et, alors, de toutes les caves de l’establishment remonte en surface un mépris profondément enraciné à l’égard du processus démocratique. Et, alors que la mortalité infantile en Grèce atteint des proportions inquiétantes, ils traitent de « populiste » et d' »extrémiste » le seul parti important qui entend reconstruire et renforcer la sécurité sociale dans la péninsule. « Tsipras dit quelque chose qui a du sens », écrit l’éditorialiste du Guardian, le 30 décembre. « Aux yeux de ceux qui considèrent avec angoisse son élection possible, son crime politique consiste à dire la vérité. La Grèce ne peut pas payer ses dettes dans la zone euro. Et c’est clair depuis bien longtemps déjà. »

Qu’est-ce que le radicalisme de Syriza, alors ?

Quel est alors ce radicalisme que propose Syriza ? Lors d’un important meeting à Athènes, samedi 3 janvier, le parti a révélé ses quatre piliers de reconstruction nationale. Le premier pilier réside dans la lutte contre la crise humanitaire. Syriza veut un plan d’investissement afin de satisfaire aux besoins les plus urgents de la population grecque lasse d’être mise à contribution. Il s’agit alors, par exemple, de gratuité de la médecine de première ligne pour les chômeurs et pour tous ceux qui ont été exclus de la sécurité sociale. Le deuxième pilier est la relance de l’économie et l’introduction d’une justice fiscale qui va faire également faire contribuer la famille Latsis et les autres Grecs richissimes. Le troisième pilier consiste en un plan national d’urgence pour l’emploi. Le plan entend créer 300.000 emplois dans tous les secteurs de l’économie. En outre, Syriza entend également que soient à nouveau respectées les conventions collectives de travail et que le salaire minimal soit de nouveau remonté à 751 euros. Le quatrième pilier, enfin, consiste en l’approfondissement de la démocratie. Syriza parle de programmes d’empowerment (capacitation, autonomisation) avec un important espace pour les initiatives légiférantes émanant de la société même et du monde associatif, et avec de plus grandes possibilités d’organiser des référendums contraignants. Il doit également y avoir des règles plus strictes pour les parlementaires, afin de contrer ces très vieilles pratiques de corruption et de népotisme qui ont été maintenues en place du fait de l’immunité parlementaire.

Alexis Tsipras
Alexis Tsipras© Image Globe

Cela signifie qu’on trouve une solution sociale et viable au fardeau de la dette. Le parti demande une Conférence européenne sur la question de la dette afin de discuter des propositions comme un moratoire sur le remboursement qui permettra l’acquisition de fonds pour la croissance économique, l’annulation d’une grande partie des dettes et une clause de croissance pour le remboursement des dettes restantes, de sorte que le remboursement soit lié à la croissance et non lié au budget. Des dispositions similaires ont également été dégagées pour l’Allemagne en 1953, quand le pays croulait sous les dettes, et il avait été décidé politiquement de ne pas accrocher au cou de l’Allemagne une meule comme le traité de Versailles, à l’issue de la Première Guerre mondiale.

Les Tijl Uilenspiegel d’aujourd’hui, ce sont les Grecs

« Imaginez que vous voulez plus d’investissements dans le secteur public et un rééchelonnement des dettes. Eh bien, dans ce cas, vous devez vous poser la question suivante : si vous êtes un citoyen d’un pays hors de la zone euro, quel parti politique devriez-vous soutenir pour que cela puisse se réaliser ? Vous constaterez sans aucun doute qu’il n’y a guère de choix », écrivait Wolfgang Münchau dans son éditorial du Financial Times, le 24 novembre dernier. « En Grèce, c’est Syriza et, en Espagne, c’est Podemos, sortis du néant et aujourd’hui en tête des sondages électoraux, qui approchent un tel programme. Vous pouvez vous considérer comme n’étant pas un partisan de la gauche radicale, mais, si vous voulez plus d’investissements et un rééchelonnement de la dette, la gauche radicale serait quand même votre seul choix. » Et l’éditorialiste du Financial Times de poursuivre : « Qu’en est-il alors des partis de centre gauche, les social-démocrates et les socialistes ? Ne soutiennent-ils pas un tel programme ? Si, ça leur arrive, dans l’opposition. Mais, une fois au pouvoir, ils éprouvent le besoin de devenir respectables. » Et Münchau de conclure : « L’actuelle tragédie de la zone euro, c’est l’esprit de résignation des partis de l’establishment depuis le centre gauche jusqu’au centre droit. Ils font dérailler l’Europe jusqu’à l’équivalent économique d’un hiver nucléaire. L’une des dimensions particulières en Europe, c’est que les partis de la gauche radicale sont les seuls qui soutiennent une politique raisonnable ainsi qu’un rééchelonnement de la dette. »

Tout le monde en Europe peut vérifier ce qui est radical et ce qui est raisonnable. Le régime budgétaire étouffant qui pompe tout l’oxygène de la société ? Ou le plan de reconstruction du pays sur base d’un ambitieux plan d’investissement et un rééchelonnement de la dette européenne ? Qu’est-ce qui est extrémiste et qu’est-ce qui est modéré ? Qui pose la chape de plomb du défaitisme sur la société et qui apporte un message d’espoir ? Au diable ce terme d' »extrême gauche » !

Dans l’oeuvre de l’écrivain belge, Charles De Cooster, Tijl Uilenspiegel (ou Till L’Espiègle) est un personnage légendaire, figure de la résistance flamande contre l’occupation espagnole au 14e siècle.

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