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Le Qatar est-il la nouvelle voix arabe ?

Comment ce petit émirat est-il parvenu à devenir la nouvelle voix arabe et à s’imposer sur la scène diplomatique de la région? Voici quelques pistes.

C’était à la mi-janvier. Interviewé par la chaîne américaine CBS, l’émir du Qatar, le cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, évoquait pour la première fois l’envoi éventuel de troupes arabes en Syrie afin de mettre un terme aux violences. Un ballon d’essai, sans doute.

Quelques jours plus tard, la Ligue arabe, dont le Qatar assure jusqu’en mars la présidence tournante, invitait le président syrien, Bachar el-Assad, à céder l’essentiel de ses prérogatives à son vice-président, à charge pour ce dernier de nommer un gouvernement d’union nationale afin de préparer des élections. Et, le 31 janvier, le Premier ministre qatari en personne, Hamad ben Jassem ben Jabr al-Thani, qui est également le cousin, l’éminence grise et le plus proche conseiller de l’émir, exhortait le Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies à adopter le plan arabe de sortie de crise.

Aux avant-postes dans la crise syrienne, les deux hommes sont aussi très actifs sur d’autres fronts: le 6 février, le président palestinien, Mahmoud Abbas, et le patron du Hamas, Khaled Mechaal, signaient à Doha, capitale du Qatar, une déclaration solennelle dans laquelle ils s’engageaient à appliquer enfin un accord de réconciliation, en souffrance depuis des mois. Le lendemain, l’émir qatari recevait le Premier ministre pakistanais, Youssouf Raza Gilani, une visite liée à la récente ouverture d’un bureau à Doha par les talibans afghans et à l’amorce de pourparlers entre ces représentants du mollah Omar et les Américains.

Qu’est-ce qui fait courir l’émir du Qatar ? Comment ce petit État, de la taille de la Corse, est-il aujourd’hui devenu le centre de gravité de la diplomatie arabe? Au commencement était Al-Jazira… Inaugurée en novembre 1996 avec le soutien de l’émir, quelques mois après son accession au trône, la chaîne de télévision arabophone donne la parole aux opposants de tous bords, y compris aux islamistes, relaie les émotions de la rue arabe, effraie les potentats et devient vite pour le petit État un formidable instrument d’influence. La « marque » Qatar est lancée.

« Stratégie de marketing »

La politologue Fatiha Dazi-Heni, qui participait le 8 février dernier à un colloque à l’Institut français des relations internationales, évoque une « stratégie de marketing ». La diplomatie serait, selon elle, un « créneau » qui va permettre à l’émirat d’exister indépendamment de ses grands voisins – à commencer par l’Arabie saoudite. Au Yémen, dans la Corne de l’Afrique, mais aussi au Soudan, le Qatar multiplie, il est vrai, les offres de médiation. En 2008, il réussit à convaincre les partis libanais de se mettre d’accord sur l’élection d’un président de la République. Une intrusion dans la chasse gardée saoudienne…

En 2011, avec les printemps arabes, le Qatar abandonne son rôle de médiateur. Il décide de choisir son camp, celui des révolutions. L’émir et son conseiller sont convaincus qu’il s’agit d’une lame de fond et qu’il vaut mieux être du bon côté de l’Histoire. D’autant qu’ils ont dans leur jeu de sérieux atouts: la chaîne Al-Jazira bien sûr, mais aussi les liens établis de longue date avec des opposants, tenants pour la plupart de cet islam politique conservateur qui s’impose un peu partout dans le sillage des soulèvements. Le prêcheur égyptien Youssef al-Qardaoui, Ali Salabi, futur leader de la rébellion libyenne, le chef du Hamas, Khaled Mechaal, ou encore le fondateur du Front islamique du salut algérien, Abassi Madani, ont tous trouvé refuge à Doha. Le leader du mouvement tunisien Ennahdha, Rached Ghannouchi, y a souvent été invité.

En Libye, après avoir obtenu de la Ligue arabe qu’elle apporte sa caution – décisive du point de vue des Occidentaux – à l’intervention contre le régime de Kadhafi, l’émirat participe directement aux opérations. Avec quelques avions, mais surtout en fournissant aux combattants libyens de l’argent – qui servira à retourner les tribus -, des armes et des instructeurs. C’est une première, dont on se félicite à Washington, Paris et Londres. Les Occidentaux savent qu’une approche diplomatique des printemps arabes qui ne serait pas élaborée avec des partenaires moyen-orientaux et appuyée par eux, serait vouée à l’échec. Dans ce contexte, l’émirat devient un acteur incontournable. D’autant plus qu’il comble un vide, à un moment où les deux poids lourds de la scène arabe regardent ailleurs: l’Egypte est plongée dans une instabilité postrévolutionnaire et l’Arabie saoudite, gouvernée par des gérontes, attend l’avènement d’une nouvelle génération.

Le cas syrien complique les choses

Les choses se compliquent, cependant, avec la crise syrienne. Désavouer Bachar el-Assad, qui fut longtemps le protégé de l’émir, ne va pas de soi. Par ailleurs, le Qatar n’a jamais participé à l’axe sunnite constitué par l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Egypte, qui s’est donnée pour priorité de contrer l’influence régionale de l’Iran chiite, notamment en sortant la Syrie de l’orbite de Téhéran.
L’émirat au contraire a choisi la carte du dialogue avec l’Iran et ses alliés. Il a aidé le Hezbollah libanais à reconstruire le sud du Liban après la guerre de 2006, oeuvré en 2007 au rapprochement entre Paris et Damas lorsque Nicolas Sarkozy a souhaité renouer avec Bachar el-Assad. Un positionnement dicté à la fois par le désir d’indépendance des Qataris vis-à-vis de Riyad et par un souci de réalisme économique: le Qatar partage avec l’Iran, dans les eaux du Golfe, le North Dome (le plus grand gisement de gaz naturel du monde) et n’a donc aucun intérêt à se fâcher avec la République islamique. Au printemps 2011, lorsque la contestation s’amorce en Syrie, l’émirat paraît hésiter. La chaîne Al-Jazira, qui avait auparavant pris immédiatement le parti des opposants tunisiens et égyptiens, est loin de se montrer aussi enthousiaste.

En finir avec Bachar el-Assad

Les choses auraient basculé à la suite d’une visite à Damas, fin juin, du cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani. Venu plaider pour des réformes politiques, il n’aurait pas apprécié de se voir opposer une fin de non-recevoir par le président syrien. Selon plusieurs observateurs, l’émotion des journalistes d’Al-Jazira face à l’ampleur de la répression aurait, en outre, dans ce cas précis, pesé sur le positionnement de l’émirat. « La diplomatie du Qatar est devenue presque prisonnière de la chaîne », affirme ainsi Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et méditerranéen, à Genève.

Le revirement semble aussi lié à un recentrage des relations du Qatar avec ses deux grands voisins: une prise de distance vis-à-vis de l’Iran, qui l’accuse de pomper trop de gaz dans le gisement commun et un rapprochement avec l’Arabie saoudite, dont l’intervention à Bahreïn n’a fait l’objet d’aucune critique à Doha. Aujourd’hui, l’émir paraît décidé à en finir avec Bachar el-Assad. Reste à savoir comment. Le 12 février, la Ligue arabe en appelait à l’envoi d’une force composée de Casque bleus et de troupes arabes.

Dominique Lagarde, L’Express

Un État richissime

D’une superficie de 11 437 kilomètres carrés, l’émirat compte 1,7 million d’habitants, mais 250 000 nationaux, selon l’estimation la plus courante. Son PIB par habitant – 96 000 dollars d’après le FMI – est le plus élevé du monde. Troisième producteur mondial de gaz naturel (derrière la Russie et l’Iran) et premier exportateur de gaz liquéfié de la planète, le Qatar possède depuis 2005 un fonds souverain dont le capital actuel est estimé à plus 100 milliards de dollars.

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