Luuk van Middelaar © SANDER DE WILDE

« Le contrôle des frontières est la condition de l’hospitalité »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Devenu une figure de la pensée européenne contemporaine, Luuk van Middelaar s’est fait connaître à deux titres. Comme conseiller et concepteur des discours du premier président permanent du Conseil européen, le Belge Herman Van Rompuy, qui a inauguré la fonction en 2009. Et en tant qu’auteur de l’ouvrage Le passage à l’Europe (Gallimard) consacré prix du livre européen en 2012. A 42 ans à peine, ce Néerlandais a donc de l’Europe une expérience forgée à la fois par la recherche académique et par le travail de terrain en une période que son patron avait justement qualifié de tempête pour l’Europe. Dans un ouvrage paraissant en néerlandais et opportunément intitulé Na de storm (Lannoo), Luuk van Middelaar et son compère Philippe Van Parijs interpellent une série de personnalités, de Jürgen Habermas à Pierre Rosanvallon, sur les meilleures pistes à explorer pour sauver la démocratie en Europe. Démocratie si malmenée par les dernières crises ? Luuk van Middelaar tempère :  » L’Europe, c’est une pluralité de démocraties « . Et on ne mesure pas assez les avancées engrangées sur les dossiers de l’euro et des réfugiés. Au prochain colloque, Quelle Europe en 2050 ? (1), de l’Académie royale de Belgique, il évoquera la question ô combien d’actualité des frontières de l’Union.

Le Vif/L’Express : Votre nouveau livre s’intitule Na de storm, une référence au livre d’Herman Van Rompuy, L’Europe dans la tempête, leçons et défis (Racine) paru en 2014. Quel enseignement tirez-vous de la crise de la dette grecque ?

Luuk van Middelaar : L’épisode a été douloureux pour tout le monde, les Grecs et les Européens. Le gouvernement d’Athènes en a tiré les leçons sur deux aspects. Un : le débat ne se situait pas entre la démocratie grecque et les institutions internationales alliées au grand capital (Banque centrale européenne, Fonds monétaire international…). La réalité européenne, c’est une pluralité de démocraties, la démocratie grecque contre dix-huit autres (NDLR : les partenaires de la zone euro). Les Grecs se sont donc aperçus qu’ils ne pouvaient pas faire des promesses électorales sur le dos des contribuables des autres pays. En Slovaquie, le niveau de vie et le montant des retraites sont plus bas qu’en Grèce. On peut rêver d’une grande démocratie européenne. En attendant, nous avons une Union européenne avec 28 (ou 19 pour l’Eurogroupe) démocraties qui n’aiment pas être réduites au silence, avec leur Parlement, leurs mouvements d’humeur, leurs modes d’expression… Il n’est pas possible que l’une d’entre elles puisse l’emporter contre toutes les autres. Deuxième découverte pour le gouvernement grec : la politique européenne est une affaire de compromis. Des conflits sont possibles. Mais tout le monde agit dans un certain cadre. Dans mon livre précédent, Le passage à l’Europe, j’insiste sur l’image de la table comme métaphore de l’Union européenne. Une table réunit et divise en même temps. Chacun a sa chaise mais les chaises ne se chevauchent pas. Le gouvernement grec était tenté de remettre en question cette logique ; il voulait presque renverser la table. Aller au Kremlin pour discuter avec Poutine lui a beaucoup nui ; cela a miné la confiance nécessaire pour trouver un accord final. L’enjeu était existentiel : qui sommes-nous en tant qu’Union européenne ? Avec deux visions concurrentes : l’Europe des règles, socle de la confiance et chère à l’Allemagne, et une vision de l’Europe de la solidarité, selon laquelle il faut pouvoir pardonner une transgression des règles au nom de notre appartenance commune. Chacune de ces visions a sa moralité propre.

Alexis Tsipras s’est-il révélé homme d’Etat ?

Il est au pouvoir depuis dix mois. Donc, c’est peut-être un peu hâtif de l’affirmer. Mais il a en tout cas fait preuve d’un grand sens du réalisme. Il est arrivé à la conclusion qu’il ne pouvait pas risquer l’avenir économique du pays et endosser la responsabilité d’une catastrophe. Il a réussi à conserver l’adhésion de l’opinion publique grecque à travers tous les mouvements opérés ; et il y en a eu ! Il a été réélu aux élections législatives de septembre avec presque le même résultat qu’en janvier dernier. Cela témoigne a contrario de la faiblesse des anciens partis de gouvernement. Une certitude en tout cas : toutes les grandes forces politiques du pays, hors l’extrême droite, se rallient à l’appartenance de la Grèce à la zone euro et à ce que cela implique.

La démocratie européenne n’a-t-elle tout de même été malmenée dans cette crise. Quand la troïka européenne, composée de représentants non élus, vient imposer des mesures au gouvernement grec, n’est-ce pas dommageable pour la démocratie ?

Le système de la troïka ne tenait pas compte du respect de la dignité de ses interlocuteurs. Des fonctionnaires de Bruxelles (NDLR : de la Commission européenne) ou de Francfort (NDLR : de la Banque centrale européenne) disaient à des ministres grecs ce qu’ils devaient faire. Il aurait fallu adjoindre à la troïka une représentation politique, un commissaire européen par exemple, responsable devant le Parlement européen. Il faut tout de même préciser que le recours à la troïka a été improvisé en pleine tempête. Parfois, ce type d’outils a été mis en place en un week-end. Et était censé être amélioré par la suite. Cependant, ce système de troïka a duré trop longtemps.

Votre compatriote Thierry Baudet, auteur de Indispensables frontières (Ed. du Toucan, lire le Vif/L’Express du 17avril dernier) soutient que les organisations internationales sont un obstacle à la démocratie. Que lui répondez-vous ?

Je défends une position à mi-chemin entre Thierry Baudet et Guy Verhofstadt. Une démocratie nationale fermée n’est plus possible si on veut maintenir le même niveau de vie en Europe occidentale. Il y a trop de mouvements des idées, des personnes, des biens ; c’est ce qui fait la richesse de l’Europe. Mais un grand bond en avant, une révolution vers les Etats-Unis d’Europe, n’est pas non plus souhaitable parce que la spécificité de l’Europe est d’être un petit continent composée de nations anciennes qui ont, chacune, trouvé leur manière de s’organiser. Mon expérience de proximité du pouvoir m’a démontré que les Français et les Allemands, issus pourtant de deux pays voisins, sont incapables de se comprendre. En politique européenne, les lignes de clivage sont plus entre les Etats qu’entre les familles politiques. Raison pour laquelle les Conseils européens, où les 28 chefs d’Etat et de gouvernement se réunissent, sont si importants. La comparaison avec les Etats-Unis n’est pas pertinente : sur la politique nationale, les Américains sont d’abord Démocrates ou Républicains avant d’être du Texas ou du Missouri. L’homogénéité des Etats y est beaucoup plus forte. Toute la beauté de la politique européenne réside donc dans la gestion de tensions et la recherche de la quadrature du cercle. Pour éliminer la grande faiblesse de l’union monétaire, cercle vicieux de la dette souveraine des Etats, on a créé l’union bancaire. Une solution pragmatique à un problème réel. Que notre débat politique soit compliqué est une force. Nous pouvons en être fiers parce que cela correspond à notre histoire. La pluralité est une source de confiance et de fierté.

Vous avez écrit que « la crise de l’euro force […] à se politiser et à affronter l’avenir ensemble ». Des crises, peut émerger un appétit plus grand pour l’Europe ?

La « politisation » de la politique européenne est un mouvement irréversible. La crise de l’euro comme celle des réfugiés en constituent des exemples. Elles nous font découvrir ce que nous partageons vraiment ensemble et ce que cela signifie. L’Europe est dans notre porte-monnaie, dans notre passeport et dans l’accueil des réfugiés dans nos salles de gymnastique. Prenez la crise de l’euro. Quand elle a éclaté en 2010, il s’agissait d’un problème grec. Et puis, les gouvernements européens ont découvert que ce qu’ils considéraient comme un bien gratuit – l’euro, la stabilité financière… – n’était pas donné et qu’il était nécessaire de travailler durement pour le sauvegarder. L’alternative à l’intégrité de la zone euro et à la stabilité financière aurait été un retour à un monde inconnu et tempétueux. En 2012, ils ont donc compris qu’il s’agissait aussi d’un problème européen. On a donc assisté à un phénomène d’européanisation des dirigeants européens. Historia magistra vitae est. L’Histoire enseigne comment vivre. Dans la crise des réfugiés, la prise de conscience est du même ordre. Nous découvrons ce que signifie partager une frontière commune alors que pendant longtemps, nous avons fait comme si les frontières gréco-turque et hongro-serbe étaient des affaires nationales. Non, c’est une frontière européenne. Je suis impressionné par les avancées qui ont été accomplies en l’espace de deux ou trois mois par la Commission européenne, les ministres de l’Intérieur et de la Justice, et les chefs d’Etat et de gouvernement dans ce domaine-là : travail en commun pour les retours, moyens renforcés à l’agence Frontex, réflexion sur des quotas de « douaniers européens » et sur un contrôle commun des frontières… C’est plus que ce qui a été réalisé ces dix dernières années. On en arrive enfin à considérer que nous sommes coresponsables de la frontière, comme de la monnaie.

Estimez-vous que les dirigeants hongrois ont découvert « ce que nous partageons ensemble et ce que cela signifie » ?

C’est un sentiment fragile. Une frontière pour un Etat est comme la peau pour un être humain Même entre les Pays-Bas et la Belgique, nous avons encore des petits conflits frontaliers en veille. Mais le mouvement d’ensemble est très clair. Que ces Etats acceptent de considérer que la frontière extérieure de l’Union est une affaire commune est une révolution.

La crise des migrants ne va-t-elle pas inciter les dirigeants à privilégier l’approfondissement de l’Union européenne plutôt que son élargissement ?

La crise des réfugiés et la confrontation géopolitique avec la Russie sur l’Ukraine nous ont fait prendre conscience que nous habitons un espace politique commun. Je ne veux pas m’aventurer ici à tracer les limites futures de l’Union européenne. Il est cependant important de noter que le sentiment d’appartenance commune dépendra en partie de notre capacité à définir une frontière. C’est un truisme de philosophie politique. Pour créer un « nous », il faut un « autre ». C’est difficile à concevoir parce que notre identité et notre culture comportent une dimension universelle et cosmopolite. Nous nous considérons comme l’avant-garde de l’humanité et nous voudrions, par le commerce et la transmission de nos valeurs, que tout le monde soit comme nous. Belle idée. Mais il se trouve que tous les pays ne la partagent pas de la même façon. Pensez à la Russie ou à la Turquie… La question des frontières me fascine depuis longtemps parce nous avons des difficultés à l’appréhender et parce qu’elle est devenue incontournable. La crise des réfugiés a créé un faux débat entre les « cosmopolites » pour lesquels la frontière est le mal et les xénophobes qui prétendent que personne ne peut la franchir. Vouloir contrôler les frontières n’est pas forcément de droite ou d’extrême droite. Maîtriser qui rentre et qui ne rentre pas est la condition-même de l’hospitalité. Sans cela, ce sont les passeurs qui décident. Il faut un sentiment minimum de vivre chez soi pour pouvoir prodiguer l’hospitalité. Cet équilibre-là doit être préservé pour ne pas miner la confiance des citoyens. J’espère que l’Union européenne va y arriver. .

Concrètement, aujourd’hui, faut-il suspendre toute nouvelle adhésion, notamment celle des pays des Balkans ?

On peut intégrer les pays des Balkans, y compris pour d’autres raisons. Je suis cependant partisan d’adhésions en cercles concentriques avec des intégrations plus poussées autour de l’adoption de l’euro et du respect des accords de Schengen.

A la lumière de l’incompréhension que vous évoquiez entre Français et Allemands et de la domination actuelle de l’Allemagne, diriez-vous que ce couple ne peut plus être le moteur de la construction européenne ?

Non, l’Europe en a besoin. L’Union européenne n’existe que par la volonté des Français et des Allemands de surmonter les affres du passé. C’est ainsi que l’Europe politique est née. Aujourd’hui, c’est nouveau, l’Allemagne est clairement en position de force. Auparavant, la primauté politique à la France et économique à l’Allemagne donnait l’illusion de l’équilibre. Désormais, la France est devenue trop faible économiquement tandis l’Allemagne a pris une place nouvelle en politique étrangère. Le tournant symbolique intervient en février dernier quand, sur la crise ukrainienne, Angela Merkel invite François Hollande à l’accompagner à Minsk pour négocier un accord de cessez-le-feu entre Vladimir Poutine et Petro Porochenko.

Herman Van Rompuy a-t-il été autre chose qu’un honorable notaire de l’Union européenne ?

Il a été un bon capitaine dans la tempête parce qu’il a réussi à garder tous les chefs d’Etat et de gouvernement à bord du bateau pendant cinq années très difficiles. Malgré ce contexte, il a tracé une ligne directrice sur laquelle tout le monde a pu se retrouver.

Sa nationalité belge l’y a-t-il aidé ?

Beaucoup. Il a su comprendre intimement la France et l’Allemagne parce que la frontière politico-culturelle entre les mondes germanique et latin est aussi celle de la Belgique. En plus, vous Belges avez une facilité naturelle à vous transposer dans un espace européen commun étant donné que votre pays est organisé de la même façon. C’est aussi un peu le cas des Allemands mais pas dans beaucoup d’autres pays. Aux côtés d’Herman Van Rompuy, j’ai en tout cas appris que l’Europe signifie quelque chose de différent dans presque tous les pays de l’Union. Elle n’est pas perçue de la même façon à Madrid ou à Malmö.

(1) Le colloque de l’Académie royale de Belgique Quelle Europe en 2050 ? se tient du 28 au 31 octobre au Palais des Académies à Bruxelles. Luuk van Middelaar et Jacques Attali figurent parmi les intervenants. Inscriptions : www.academieroyale.be

LUUK VAN MIDDELAAR EN 6 DATES

  • 1973 Naissance le 9 mai à Eindhoven.
  • Fin des années 1990 Etudie l’histoire et la philosophie à l’université de Groningen et à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (Ehess) de Paris.
  • Début des années 2000 Conseiller de Frits Bolkestein et de Jozias van Aartsen du parti libéral néerlandais VVD.
  • 2009 Intègre le cabinet du président du Conseil européen Herman Van Rompuy comme conseiller.
  • 2012 Prix du livre européen pour Le passage à l’Europe, Histoire d’un commencement (Gallimard), paru en 2009.
  • 2015 Publication de Na de storm (Lannoo), ouvrage collectif sous la supervision de Philippe Van Parijs et Luuk van Middelaar. Occupe la chaire de la Fondation Louvain en valeurs européennes de l’UCL.

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